1942-1943 – Une tournée pour les prisonniers de guerre, avec "Une jeune fille savait"

Journal de Roanne du 29 janvier 1943 (Retronews)

 En juillet 1939, le dramaturge, futur scénariste et réalisateur André Haguet envoie une pièce de théâtre à Albert Willemetz, le directeur du Théâtre des Bouffes-Parisiens. La pièce plaît au directeur, mais il demande cependant quelques modifications au texte. Sur les entrefaites, la guerre éclate ; l’auteur se retrouve prisonnier en Allemagne. Willemetz parvient toutefois à se procurer le troisième acte, revu et corrigé selon ses desiderata : c’est un camarade libéré de Haguet qui s’est chargé de lui apporter le manuscrit.

Une jeune fille savait est créée aux Bouffes-Parisiens le 15 janvier 1942. L’accueil critique et public est excellent, comme en témoigne ce recueil de comptes rendus parus dans la presse.

 

En voici l’intrigue, telle que la résume L’Œuvre du 19 janvier 1942 :

« L'histoire est celle d'un grand comédien, Bernard Le Vaison, veuf et père d'un grand fils, Coco, qui est son camarade, une sorte de jeune frère. Coco devient un jour amoureux d'une jeune fille, Corinne Dumontier, au moment précis où son père s'éprend aussi d'une séduisante jeune femme, Jacqueline Turner : coquette, celle-ci ne voit là qu'une aventure sans lendemain alors que le comédien, presque au retour de son âge, se donne corps et âme.

Et déçu, meurtri, Bernard Le Vaison, après des considérations classiques sur l'inconstance féminine prend un malin plaisir à détruire la chaste idylle ébauchée par son fils : il lui conseille de mener l'affaire "à la hussarde" et machine à cet effet, un rendez-vous dans une hostellerie de banlieue dont il a souvent goûté lui-même l'hospitalité ; une panne d'auto fictive, l'herbe tendre, du champagne brut... La place tombera au premier assaut.

Docile, Coco suit les indications paternelles qui s'avèrent désastreuses : Corinne, éprise mais pure, échappe, indignée, à ce guet-apens et au "trois" nous sommes en plein drame. Pour se faire une idée de l'abattement du pauvre Coco, qu'on sache qu'il écoute sans cesse, au phonographe, "Le clocher de mon cœur" !

Bernard Le Vaison qui s'est rendu compte après coup du mal qu'il a fait, organise suivant les règles classiques, la réconciliation des deux jeunes tourtereaux tandis qu'il partira pour une tournée lointaine... »

Un sujet léger, donc, sur le thème classique de conceptions opposées de l’amour et d’une classique « École des Amants » remise au goût du jour. Cette thématique, bien éloignée des préoccupations de l’heure, est en partie responsable de ce succès. Les spectateurs ont besoin de se changer les idées le temps d’une soirée…

 

Le succès aidant, diverses compagnies ne se privent donc pas de reprendre la pièce. Durant l’hiver 1942-1943, au moins deux tournées circulent alors en France avec cette comédie, les tournées Baret (dans la région du Val de Loire, Angers et Nantes) et les tournées Rasimi.

Ces dernières, qui portaient le nom d’Édouard Rasimi (1869-1931), entrepreneur théâtral qui avait de nombreuses cordes à son arc, étaient dorénavant dirigées par Antoine Rasimi. Le Journal du Lot du 20 novembre 1940 présentait ainsi l’entreprise : « La plus ancienne entreprise théâtrale française : Les Tournées Rasimi (50° année), direction, Antoine Rasimi, vont être les plus grandes animatrices en zone libre, cette saison. Les grandes vedettes, les plus belles pièces de théâtre seront présentées au public […] »

C’est cette seconde tournée qui nous intéresse, puisqu’elle engage un Gérard Philipe tout frais émoulu de sa première expérience théâtrale avec Une grande fille toute simple, la pièce qui avait révélé un débutant surdoué. Cette fois-ci, le rôle qu’on lui confie est un des pivots de l’action : loin d’être un simple observateur comme l’était Mick, Coco est l’un des rôles principaux. Le personnage avait été créé par François Périer dont le statut était déjà bien établi dans le milieu théâtral.

 

Les raison d'un engagement : Gérard Philipe interprète Coco.

La réputation déjà très flatteuse du jeune comédien est probablement à l’origine de cet engagement, mais d’autres considérations plus stratégiques ont sans doute poussé les Philip à accepter cette offre. (Gérard étant toujours mineur, c’est son père qui doit signer le contrat.)

En effet, doit-on également voir dans cet engagement l’influence de Marcel Philip ? Dans un dossier étayant sa défense des accusations de collaboration qui l’avaient fait condamner par contumace, Marcel Philip notait en effet :

« Gérard, convoqué deux fois [pour le S.T.O., le service du travail obligatoire en Allemagne] en 1943 à Marseille, a été inscrit sur ma demande, et avec appui du directeur des Beaux-Arts [Louis Hautecœur], sur une liste d’acteurs ayant pour mission de prépare des tournées dans les camps de prisonniers. En réalité, c’était un bluff et un paravent. » (Archives Philip, cité par Gérard Bonal, Gérard Philipe, Seuil, 2003 [éd. augmentée], p. 304.)

Les relations de Marcel Philip, qui connaissait également Paul Marion, « [son] camarade au comité central du P.P.F. [parti populaire français] » (Ibid., p. 306), devenu en août 1941 le secrétaire général à l’Information et à la Propagande du régime de Vichy, l'ont peut-être effectivement aidé.

Si le jeune comédien encore débutant n’a effectivement pas fait ces tournées en Allemagne, il n’en a pas moins œuvré pour les prisonniers de guerre. Outre son talent, incontestable, l'engagement de Gérard Philipe était peut-être aussi un « commencement de preuve ». Il fallait qu’il puisse démontrer qu’il était un comédien engagé et actif. (Il échappera également au S.T.O. en raison de sa santé : voir la biographie de Gérard Bonal.)

Rasimi semble avoir trouvé certains des acteurs de ces tournées dans le vivier des jeunes comédiens présents sur la Côte d’Azur : en mars 1943, Jacques Sigurd, élève du Centre des jeunes du cinéma comme l'était Gérard Philipe, se rendra à Montélimar avec une tournée Rasimi présentant la comédie L’Enquête de Minuit.

 

La distribution de Une jeune fille savait comportait : Georges Lannes (Bernard), Gérard Philipe (Coco), Svetlana Pitoëff (Corinne), Marion Malville (Jacqueline), Susanne Bréval (Amélie), Charles Cardi et Henri Miral.

Sa camarade Svetlana Pitoëff se souvenait en 1960 :

« Rasimi cherchait, pour une tournée, un jeune comédien capable d'assumer le rôle principal d'une comédie qui venait d'obtenir à Paris un grand succès, Une jeune fille savait […]. Il attrapa au vol cet oiseau rare […].

Gérard Philipe a-t-il jamais répété ce personnage ? Je ne sais pas. A la première lecture, tout y était, avec une extraordinaire richesse, et une diversité de ton qui lui permettait en quelques instants de passer du comique au tragique. […] Gérard savait ce qu’il devait obtenir de lui-même et, jamais satisfait, il continuait de chercher, jusqu’à ce qu’il l’obtînt. Et ce qu’il voulait, c’était servir son personnage, et non pas se servir, lui.

Nous avons passé des répétions aux représentations sans que Gérard ne cessât de travailler. […] » (Gérard Philipe. Souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy. Paris, Gallimard, 1960, pp. 27-28.)

 

Une pièce de théâtre emblématique du sort des prisonniers français en Allemagne.

Un autre élément important joue en la faveur de la diffusion d’Une jeune fille savait : l’emprisonnement de son auteur André Haguet. Quoi de mieux pour sensibiliser les populations au sort des prisonniers français en Allemagne que de faire jouer la pièce d’un dramaturge lui-même prisonnier dans un Oflag [camp destiné aux officiers] ?

En effet, on constate que, tout du long de la tournée organisée par Édouard Rasimi, certaines représentations (toutes ?) sont placées « sous les auspices de la Maison du prisonnier », comme le soulignent souvent les comptes rendus ou annonces de presse. Une quête pour aider les prisonniers français est généralement organisée durant la représentation ; elle est réalisée sous l’égide de la Croix-Rouge. De même, tout ou une partie de la recette de la représentation était versée en faveur des compatriotes retenus en Allemagne. Le passage de la tournée par Vichy est peut-être aussi un indice de la vocation charitable de l'entreprise et du soutien plus ou moins officiel accordé à cette production.

 

Une jeune fille savait et une tournée Rasimi difficile durant l’hiver 1942-1943

La tournée se déroula sans doute entre la toute fin de décembre 1942 et la mi-février 1943. Les conditions étaient très difficiles, entre transports déficients, restrictions alimentaires et énergétiques. Mais la bonne volonté de la troupe et la bonne humeur de Gérard Philipe contribuèrent au succès de l’entreprise.

Svetlana Pitoëff s’en souvenait encore très précisément :

« Pendant quarante jours, bousculés dans des trains bondés, mal accueillis dans des hôtels combles, grelottant sur des scènes glaciales, nous avons promené cette Jeune fille qui savait, et partout, le sourire perpétuel de Gérard nous donna le ton, comme un des chefs de chœur donne le la. Malgré la fatigue, il s’amusait de tout, plaisantant comme un enfant, sans oublier d’être grand seigneur avec les dames dont il saisissait les valises pour monter à l’assaut d’éventuelles places assises chaque fois que le train entrait en gare. Et lorsque, fripés de sommeil, le moral en déroute, nous débarquions devant un hôtel au visage gris, nul de savait comme lui grimper les degrés d’un perron en se prenant les pieds dans un tapis imaginaire, trébucher le corps en avant, pour atterrir, chancelant, sous le nez d’une servante ébaubie qui comprenait mal nos fous rires mal camouflés. Ensuite, nous galopions à la recherche d’un restaurant qui pourrait satisfaire le quart de notre appétit ; puis, ce quart à peine avalé, nous repartions vers un second restaurant, dont le menu "catégorie B" (poireaux vinaigrette et rutabagas) suffirait peut-être à remplir un second quart. […] » (Gérard Philipe. Souvenirs et témoignages…, Ibid., p. 28.)

 

La tournée a très probablement débuté à Nice, au Casino Municipal. Le journaliste Pierre Borel en rend rapidement compte, fin décembre 1942 :

« Cette semaine, Nice a plus spécialement pensé aux prisonniers. De nombreuses fêtes de charité ont eu lieu avec succès dans divers grands hôtels, en particulier le Ruhl, dont l’aimable directeur a déployé le plus grand zèle. Toujours au profit de ceux qui espèrent derrière les barbelés, le Casino Municipal a donné la première d’une pièce [sic] de M. André Haguet, écrite à l’Oflag XXI B. Cette comédie qui s’intitule "Une jeune fille savait…", a été montée avec un grand art et jouée par de remarquables artistes. La recette a dépassé tous les espoirs. [sic] » (Le Journal, 31 décembre 1942.)

 

Elle passe peu de temps après à Toulon, le 30 décembre 1943,

« Au Grand-Théâtre, mercredi 30 écoulé, les tournées Rasimi ont présenté avec succès : "Une jeune fille savait", pièce d’André Haguet, solidement construite. L’interprétation était de premier ordre : Gérard Philippe [sic] et Svetlana Pitoëff formaient un couple délicieux aux côtés de Jacque [sic] Erwin et Catherine Malet, comédiens éprouvés et de classe. » (Artistica, 9 janvier 1943).

 

Le 25 janvier 1943, c’est le Casino de Paris de Périgueux qui accueille la pièce. Un article de la presse régionale précise qu’un ami de l’auteur, Marcel Delouette,

« nous dit la joie d’André Haguet d’avoir appris l’accueil fait à sa pièce. Mais dans son oflag, derrière les barbelés, le prisonnier apprendra encore avec plus de plaisir que son œuvre va être jouée également au profit du Centre d’entraide des prisonniers de guerre.

Sous les auspices de la Maison du prisonnier, les tournées Rasimi vont, en effet, présenter Une jeune fille savait, au Casino de Paris de Périgueux, le lundi 25 janvier.

Les recettes de toutes ces représentations montées avec un soin tout particulier par M. Rasimi, qui s’est assuré une interprétation de premier ordre, sera versée, rappelons-le, dans les caisses du Centre d’entraide des prisonniers de guerre. » (La Dépêche [de Toulouse], 21 janvier 1943.)

Le même quotidien rend compte de cette « soirée de gala » en présence de « M. Viollet, président du Secours national », « marquant [l’]esprit de solidarité pour tout ce qui touche aux différentes œuvres [de charité] que suscitent les circonstances actuelles. »

En ce qui concerne la représentation,

« Les artistes furent tous parfaits dans leur rôle et nous devons noter plus particulièrement M. Georges Lannes dans le rôle de Bernard Levaison et Svetlana Pitoëff dans celui de Simone Valère [la créatrice du rôle de Corinne].

Nous n’analyserons pas cette pièce qui connaît actuellement le plus grand succès et qui évoque le problème de l’amour devant deux générations.

La salle applaudit longuement les artistes.

Une vente aux enchères américaines, qui eut lieu entre deux entr’actes, produisit une vingtaine de mille francs, ce qui est un résultat appréciable pour un public peu habitué à des manifestations de ce genre, mais s’amuser en faisant du bien n’est-il pas un plaisir pour tous les Français et pour les Limousins en particulier. » (La Dépêche [de Toulouse], 28 janvier 1943.)

Le lendemain, un compte rendu plus détaillé sur la pièce est publié :

« […] On nous avait laissé entendre qu'il s'agissait là d'un des meilleurs succès théâtraux enregistré depuis quinze ans, fait qui, d'ailleurs, était exact.

La salle était pleine à craquer ; la recette a dépassé toutes les espérances et c'est tant mieux pour l'œuvre si justement chère à tous. […]

Le cadre de [cette] comédie d'André Haguet dépasse, en effet, les banalités de toutes sortes — pour ne pas dire plus — qui nous étaient "servies" régulièrement en France.

La base de Une Jeune Fille savait se passe exclusivement sur le problème de l'amour. Ce sentiment, André Haguet a su l'exprimer avec justesse, modération et vérité.

Sa délicieuse comédie, tout en reflétant un certain caractère d'action dramatique n'en comporte pas moins des réparties joyeuses irrésistibles même, procurant ainsi un contraste des plus heureux.

La distribution était de tout premier ordre avec, en tête, le comédien de grande classe Georges Lanner dans le rôle de Bernard ; Gérard Philip [sic] (Coco), la révélation théâtrale de l'année ; Sveltance Pitoëtt [sic] (Corinne), au jeu sobre, mais combien émouvant ; Marion Malville (Jacqueline), jeune artiste de qualité, et Suzanne Brévil (Amélie), toujours inégalable dans ses compositions de "mère nourricière". […] » (La Dépêche [de Toulouse], 29 janvier 1943.)

 

Les 30 et 31 janvier 1943, la pièce fait halte à Lyon, au Théâtre des Célestins.

Ensuite, « Roanne est l’une des premières villes de la Z. N. O. [zone non occupée] qui aura le plaisir d’applaudir ce chef-d’œuvre d’un prisonnier », fait miroiter Le Journal de Roanne du 22 janvier 1943. La pièce y est représentée les 1er et 2 février 1943 à la Salle des Fêtes de Roanne.

Le 2 février, la représentation donne l’opportunité d’une « quête au cours de la soirée par des Dames de la Croix Rouge en faveur des prisonniers. Elle produisit la coquette somme de 4.000 francs, qui ont été remis au centre d’entr’aide par M. Fossoul. » (Le Journal de Roanne, 5 février 1943.)

 

La tournée passe sans doute par Vichy, au Théâtre des Fleurs, les 6 et 7 février 1943. (La tournée concurrente ne semble pas être allée dans cette région.)

"Journal des Débats politiques et littéraires" du 6 février 1943 (Retronews)
 

Le 13 février 1943, la pièce fait halte à Arles, comme en témoigne cet entrefilet d’Artistica :

« Samedi dernier, fort belle soirée avec la représentation de "Une jeune fille savait" […]. Ce spectacle avait attiré une grande affluence qui fut enchantée de l’œuvre – une exquise comédie – et de sa parfaite interprétation : Mlle Josiane [sic] Pitoëff, MM. Georges Lannes et Gérard Philippe [sic]. » (20 février 1943.)

Était-ce la dernière date avant le retour de Gérard Philipe chez lui ?

 

Cette tournée d’hiver achevée, les tournées Rasimi redonneront la pièce avec une toute autre distribution.

Courrier du Puy-de-Dôme du 10 juillet 1943 (Retronews)
 

En 1948, sortira un film de Maurice Lehman tiré de la pièce.

 

Illustrations : © Gallica-BnF et Bibliothèque nationale de France (via Rétronews).

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