1946 – Gérard Philipe tourne "Le Diable au corps" (1)

 "Le Diable au corps" tournage, photos de Raymond Voinquel (© MAP)

Le tournage du Diable au corps, qui débute le 21 août 1946, ne laisse pas la presse indifférente ; elle est invitée à de nombreuses reprises sur le plateau. C’est une excellente opération publicitaire, laquelle permet d’entretenir l’intérêt du public pour l’adaptation d’un roman considéré comme scandaleux. Déjà, on commence à s’interroger sur les qualités de l’adaptation…

Cette publicité bien comprise permet d’avoir quelques aperçus du tournage. Faut-il entièrement ajouter foi à ces tranches de vie cinématographique ? Le producteur germano-américain Paul Graetz a sans doute insisté sur des méthodes publicitaires courantes outre-Atlantique… C’est en effet Universal qui a réellement financé le film : si le réalisateur et les acteurs seront les grands triomphateurs artistiques de l’aventure, ils n’auront aucun intéressement et ne profiteront pas vraiment de la carrière américaine triomphale du film. Mais Gérard Philipe se verra proposer une carrière hollywoodienne… qu’il déclinera.

Voici deux aperçus du tournage des scènes de l’achat de son lit par Marthe, en compagnie de François, et de la scène du canotage des deux jeunes (et récents) amants.

 

"Le Diable au corps" : Marthe choisit son lit (DVD Universal)

« La mise en film du Diable au corps, de Raymond Radiguet, pourrait être le résultat d'un pari. Ce roman, paru après la guerre de 1914-1918, est l'œuvre maîtresse d'un écrivain qui mourut à vingt ans. Lancé à grand renfort de publicité, il fit scandale par son sujet, mais étonna par sa perfection qui se situe dans ce que l'on est convenu d’appeler la lignée des romans typiquement français.

L'intrigue, mince, est sans importance, l'auteur dessine à peine ses personnages et singulièrement Marthe […]. […] l'important, c'est la reconnaissance intérieure de l'adolescent effréné […].

L'intrigue n'est donc, elle aussi, qu'un prétexte que Jean Aurenche et Pierre Bost ont dû nourrir d'événements, dans leur adaptation. La tâche de Claude Autant-Lara, le metteur en scène, consiste maintenant, avec Micheline Presle et Gérard Philippe [sic], à "imaginer" le roman. Tâche qui n'est pas mince, car le Diable au corps, malgré sa simplicité, et peut-être à cause de cette simplicité même, dégage une poésie précaire créée par deux enfants qui poursuivent gauchement un bonheur éphémère dans un monde bouleversé par la folie des hommes.

Les prises de vues sont commencées. Dix jours à Chennevières et à La Varenne, quelques jours au pont de Charenton où un bateau-mouche avec sa parure surannée attend l'apparition du soleil, enfin, aujourd'hui, aux studios de Neuilly.

 

"Le Diable au corps" : Marthe choisit son lit (DVD Universal)
 

On tourne.

C'est la scène où Marthe, ayant découragé sa mère de l'accompagner, doit choisir quelques meubles pour la chambre à coucher, en prévision de son mariage. Nous sommes dans un magasin d’ameublement : salles à manger Henri II, buffets Louis XIII, crédences, consoles, tentures et lambris médiocres à souhait ; il y a des clientes haut perchées sur leurs bottines, entravées dans leurs robes et qui traînait nostalgiquement des enfants qui ressemblent à leurs pères qui sont au front ; le chef de rayon est cérémonieux et manchot, il a perdu son bras pendant la retraite de Charleroi et cela lui a valu cette médaille militaire qu'il porte avantageusement.

Marthe est là, simplement vêtue : un tailleur bleu, des chaussures, des bas à baguettes et des gants marron, un chapeau bleu orné d'un couteau [plume] qui ne paraît pas démodé sur le nez espiègle de Micheline Presle ; elle a, dans les bras, une botte de roses rouges que son compagnon de quinze ans vient de lui offrir. Lui est là, collégien grandi trop vite, habillé trop court, il a son "sous-cul" à la main, car il a "séché" Henri-IV. Sous les cheveux ébouriffés, son visage ingénu est maussade. Il aide Marthe à choisir un mobilier pour elle et un autre, et déjà il entrevoit le moyen de choisir une chambre pour Marthe et pour lui.

Le chef de rayon et les deux jeunes gens arrivent devant une chambre à coucher.

— Voici du moderne, dit le vendeur.

Marthe ne dit mot.

— Vous vous voyez couchée là-dedans ?... objecte le collégien.

— Je n'ai pas dit que j'aimais ça, répond Marthe.

— C'est d'une conception moderne, concède le vendeur.

On passe à la chambre suivante ; le jeune homme s'assoit sur un lit :

— Des lits jumeaux, ça c'est une autre... conception.

— Laissez-moi tranquille, je vous en prie.

Marthe, excédée, passe à la suivante, la dépasse même, dans son impatience, à la surprise incompréhensive du chef de rayon.

— Coupez ! Ce n'est pas cela. Venez ici, Micheline ; il faut marquer un temps après le premier passage, afin que l'appareil puisse vous suivre, et puis, il faut dire : "Laissez-moi tranquille, 1, 2, 3, 4... Je vous en prie." Juste une petite pause, voulez-vous ? Gérard, tout de suite après "moderne", vous entrez dans le champ et vous parlez. Allons, recommençons.

Prêts ?... Moteur... Silence... on tourne : 113, deuxième fois.

Ce n'est pas bon. On recommence, une fois encore, trois fois, dix fois. Autant-Lara, patiemment, précise, rectifie une attitude, une intonation, une mèche à Gérard par ci, une manchette au chef de rayon par là, un éclairage ; il cherche son effet, son atmosphère, sa cadence.

Autant-Lara travaille. Il lui faut réussir. Nous avons trop aimé le Diable au corps pour accepter une demi-réussite. Autant-Lara connaît le risque, il l'a pris. Le sujet lui plaît. Il réussira. Souhaitons-le. » (Jean Esteoule, Les Lettres françaises, 13 septembre 1946.)

 

"Le Diable au corps" : Marthe choisit son lit (DVD Universal)

Mais le tournage profite également des beaux jours, ou ce qui en tient lieu, pour les scènes d’extérieur sur les bords de Marne. Mais la nature n’est pas aux ordres du réalisateur…

 

"Le Diable au corps" tournage, photos de Raymond Voinquel (© MAP)

 

Sur la Marne… sous les sunlights … le soleil n’était pas au rendez-vous. On le doubla

« En ce triste été 46 où les bains de soleil se prennent en imperméable et avec un gros cache-nez, le soleil en a fait voir de toutes les couleurs aux infortunés cinéastes qui, les naïfs, comptaient sur lui pour tourner leurs extérieurs.

Claude Autant-Lara […] devait tourner sur les bords de la Marne, à La Varenne, plusieurs scènes se passant les unes à bord d'un canot, les autres sur la berge. Selon son habitude, le soleil n'était pas venu au rendez-vous. Fort heureusement, l'excellent chef-opérateur M[ichel] Kelber qui n’est pas tombé de la dernière pluie, c'est le cas de le dire, avait prévu la coupure du courant céleste et fait disposer sur la berge une impressionnante batterie de sunlights. Ceux-ci, dociles à son signal, inondèrent les artistes d'une belle lumière dorée. Tout confus, Phébus se voila pudiquement la face pour le reste de la journée...

— Attention, on tourne. Lumières...

 

"Le Diable au corps" tournage, photos de Raymond Voinquel (© MAP)

 

Dans la barque, Micheline Presle rame sans grand entrain tandis que Gérard Philippe, son jeune amant dans le film, est paresseusement allongé dans le fond du canot, la tête appuyée contre les genoux de sa belle compagne.

— Ne vous éloignez pas trop de la berge, crie le chef électricien, sans quoi le "soleil" ne pourra pas vous suivre.

— En fait de soleil, rouspète Gérard, on va attraper une bronchite si ça se prolonge.

— Et dire, soupire Micheline, que je trouvais qu'il y avait trop de soleil à Cannes...

— Dégelez-vous, crie le metteur en scène. Souvenez-vous que vous êtes des amants passionnés. Mettez-y de la chaleur...

— De la chaleur? Nous, on voudrait bien, dit Gérard.

On tourne, re-tourne et re-retourne. C'est parfait. Les jeunes artistes ont mis dans leur jeu toute la chaleur requise par le scénario.

De la berge où elle observe les amants se prélassant au soleil, alanguis par une nuit d'amour qui leur a ôté toute énergie, Jeanne Perez dit alors sa réplique : "On ne peut pas être à la fois de nuit et de jour..."

J’imagine fort bien la réflexion amère que fera dans quelques semaines une spectatrice voyant le film au cinéma : "Les veinards, quel beau soleil ils ont eu pour tourner à La Varenne. Quand je pense au sale temps que nous y avons eu pour nos vacances. Vraiment, ces gens de cinéma ont toutes les chances... "

… Et de puissants projecteurs aussi, chère madame. » (J. G., Pour tous, 1er octobre 1946)

 

"Le Diable au corps" tournage, photos de Raymond Voinquel (© MAP)

 

Illustrations : photographies de plateau de Raymond Voinquel (© Médiathèque de l’architecture et du patrimoine) – copies d’écran du DVD Universal – Pour tous (1er octobre 1946) © Gallica-BnF

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