1946-1947 – "Le Diable au corps", un film à la gestation problématique

Gérard Philipe et Micheline Presle (Cinémonde, 22 octobre 1946)

Lorsque Gérard Philipe filme Le Diable au corps réalisé par Claude Autant-Lara, il n’est probablement pas un inconnu pour le cinéaste : le jeune acteur aurait été pressenti pour Sylvie et le fantôme en 1944. Il n’en passe pas moins un bout d’essai.

Comment en était-il arrivé à interrompre des vacances bien méritées (bien que troublées par l’insistance d’un paparazzo – photos ICI), en compagnie de celle qui deviendra son épouse, Anne Nicole Fourcade ?

 

Un producteur récalcitrant pour Le Diable au corps

Tout a commencé lorsque Claude Autant-Lara propose le sujet au producteur germano-américain Paul Graetz. Celui-ci avait sous contrat Micheline Presle, vedette indiscutée de l’écran français ; contrat extrêmement favorable puisqu’elle pouvait choisir « le sujet du film, le metteur en scène, les auteurs et les autres interprètes », en accord avec le producteur. Cette dernière connaissait le roman de Radiguet que Jean Cocteau, mentor et ami proche du jeune écrivain décédé, lui avait offert. Bien que Micheline Presle pense alors que : « vouloir en faire un film me paraissait assez fou. C’était presque un sacrilège que de vouloir adapter à l’écran un si beau roman », elle accepte quand même un premier essai d’adaptation par Autant-Lara et les scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost dont elle appréciait le tandem d’écriture.

 « […] Elle rencontre [alors] Claude Autant-Lara, Pierre Bost et Jean Aurenche à l'hôtel Métropole de Bruxelles où elle se trouve depuis quelques jours pour y jouer la reprise de la pièce d'André Roussin, Am-Stram-Gram. En petit comité, Aurenche prend la parole et lit à voix haute les cinquante premières pages du scénario. Quand il achève, Micheline Presle est bouleversée et convaincue par le projet. » (Christian Dureau, Micheline Presle : la belle de Paris, Paris, D. Carpentier, 2013, p. 29.)

L’acceptation de Micheline Presle entraîne Paul Graetz dans l’aventure. Mais le producteur est méfiant : craignant la censure sur le marché américain (en effet, il travaillait avec le studio Universal, ce qui lui permit d’obtenir plus facilement des financements et l’accès au marché américain), Graetz va émettre dès le départ des objections sur le scénario et causer de nombreux problèmes à Autant-Lara.

En novembre 1984, ce dernier se souvenait avec amertume :

« Mon producteur […] n’avait pas un franc – pas un sou vaillant. Le Diable au corps, est une fausse-production de la Transcontinental. C’est en réalité, Universal qui a TOUT financé – tout – du premier au dernier sou. […]

[Mes rapporta avec Paul Graetz ont été] abominables. Exécrables.

Dès la lecture du scénario, au Georges V – où il habitait quand même… (… Séance mémorable – que je raconterai un jour) il voulait tout arrêter.

Il a pris peur. Pas de surprise. Un producteur a toujours peur.

Peur du sujet traité. Peur du public. Peur du réalisateur. Peur des acteurs. Peur du talent. Peur de tout. […] » (Le diable au corps : version intégrale conforme au découpage original, Paris, Filméditions : P. Lherminier, 1984 pp.229-230.)

 

"Le Diable au corps" (photographie de plateau de Raymond Voinquel)

Qui sera François Jaubert ?

La présence de Micheline Presle est un sine qua non. Mais qui jouera François Jaubert, son jeune amant ? Deux acteurs étaient alors pressentis : Serge Reggiani et Marc Cassot. Mais c’est Gérard Philipe qui incarnera François.

Micheline Presle a toujours raconté qu’elle avait imposé Gérard Philipe au producteur. Elle avait été éblouie après l’avoir vu débuter au théâtre dans Une grande fille toute simple, en 1942. Elle l’avait trouvé

« absolument remarquable et je ne l’avais pas oublié. Je l’avais revu par la suite au théâtre, à Paris, et dans ses premiers films. Pour moi, il se distinguait complétement par rapport aux comédiens de l’époque. […] C’était chez moi, tout à fait instinctif : je sentais, avec une certitude totale, qu’il était le personnage. D’autres interprètes possibles avaient été envisagés […], mais tout le monde s’est rallié à Gérard Philipe après les essais qui ont été faits avec lui. » (Le diable au corps : version intégrale…, Ibid., p. 240.)

 

"Le Diable au corps" (photographie de plateau de Raymond Voinquel)

Graetz envoie donc un télégramme à Gérard Philipe pour le solliciter. Hésitations (le comédien se trouve trop âgé pour le rôle : dans le roman, François a 15 ans, lui en a 24), puis acceptation, sur les conseils avisés de Nicole Fourcade. C’est décidé ! il tournera des bouts d’essai.

Essais durant lesquels on tentera de « coller » les oreilles légèrement décollées du jeune premier, qui fera discrètement sauter ces bouchons de cire avant les prises de vues !

L’opérateur Michel Kerber se souviendra que le jeune comédien lui était apparu comme « un grand, un très grand jeune homme, maigre, trop vite sorti de l’adolescence, sans encore être devenu un homme » (Souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, Paris, Gallimard, 1960, p. 73).

 

De son côté, typiquement, Autant-Lara s’attribuait la responsabilité de cette « découverte » :

« […] Quan[t] à Gérard Philipe, à peu près inconnu à l’époque [sic], il a fallu l’imposer. Au producteur, comme de juste.

Je suis un réalisateur qui choisit tous ses collaborateurs. […]

Oui, Gérard Philipe – avant Le Diable au corps, n’était encore qu’une vague promesse. Il est sorti du film avec une stature internationale. […] » (Le diable au corps : version intégrale…, Ibid., Ibid., p. 231.)

 

Le Diable au Corps, un tournage difficile

Le tournage débute le 21 août 1946, et se déroule aux Studios de Neuilly (l’appartement de Marthe, le Harry’s Bar, le ponton et une partie du bateau-mouche), sur un terrain à proximité des Studios de Boulogne (le lycée, les rues de la banlieue, la maison Jaubert, les jardins).

L’église a été faite aux Studios de Billancourt, « faute de place à Neuilly » se rappelait le décorateur Max Douy. De plus,

« certains décors construits sur le terrain de Boulogne, étaient également refaits en studio, pour se prêter à toutes les exigences du scénario (la maison Jaubert, une partie du lycée, etc.), en particulier pour les scènes de nuit. Pour ce qui est du ponton, la grande scène du rendez-vous manqué entre Marthe et François a été refaite entièrement en studio, car nous n’aurions jamais pu obtenir en décor réel l’effet qui résulte de la distance entre le mont, où se trouvent François et son père, et le ponton. Mais celui-ci n’en existait pas moins réellement, près du pont de Charenton, et nous y avons tourné aussi, après l’avoir un peu rénové, et "habillé" de publicités d’époque, qui se retrouvaient bien entendu au faux ponton construit en studio. La partie du film tournée end écors naturels s’est réduite pratiquement au bateau-mouche, pour les scènes de jour (les scènes de nuit étant réalisées en studio, avec des transparences). » (Le diable au corps : version intégrale…, Ibid., p. 243.)

 

"Le Diable au corps" (photographie de plateau de Raymond Voinquel)
"Le Diable au corps" (photographie de plateau de Raymond Voinquel)
 

Malgré quelques festivités (un cocktail où se rendent les vedettes (en septembre 1946) ou l’inauguration d’une rue Le Diable au Corps dans le décor des studios (en novembre 1946)), Les conditions de tournage sont parfois difficiles, du fait des dissentions entre le réalisateur et le producteur, de l’intransigeance d’Autant-Lara.

L’Écran français soulignait que, « (le fait commence à être de notoriété publique), que cette réussite a été obtenue presque contre le gré d’un producteur trop habitué aux façons sommaires d’Hollywood, par une lutte constante et quotidienne du réalisateur et des scénaristes, obligés souvent d’avoir recours à l’aide de leurs syndicats contre le mauvais vouloir de ceux qui seront en définitive les bénéficiaires commerciaux de l’opération… » (16 juin 1947.)

Michel Kelber évoquait, en novembre 1984, « un film qui s’est fait difficilement » et qui « a coûté beaucoup de travail ». En effet,

« le tournage était préparé au fur et à mesure. C’est-à-dire que nous restions le soir, souvent jusqu’à minuit ou une heure du matin – parfois même nous dormions sur place, dans les loges… -- pour préparer le travail du lendemain. Souvent les acteurs, notamment Micheline Presle et Gérard Philipe, restaient avec nous. Le découpage, bien qu’établi avant le tournage se modifiait au jour le jour, en fonction du jeu des acteurs, ou des suggestions de chacun. Autant-Lara demandait de nombreuses prises des différentes scènes, ce qui alarmait le producteur […]. […] Lara n’a jamais été un homme commode. Les choses avaient donc tendance à s’aggraver un peu tous les jours, au lieu de s’arranger. » (Le diable au corps : version intégrale…, Ibid., p. 245.)

 

Pour la vedette féminine, le tournage se déroule « dans un climat très exaltant. Nous étions tous passionnés et très enthousiastes pour le film, et tout s’est déroulé parfaitement. Gérard Philipe a été un partenaire merveilleux, déjà très professionnel, très rigoureux, et j’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec lui. […] » (Le diable au corps : version intégrale…, Ibid., p. 240.)

Gérard Philipe, de son côté, évoquait :

« l’équipe du film était telle, les extérieurs si merveilleusement choisis, Micheline Presle s'est révélée une si bonne camarade et les décors étaient construits avec tant de réalisme que j'ai conservé le sentiment d'avoir vraiment vécu à l'époque du film. C’est une impression que, je m’en rends compte à l’heure actuelle, on n’emporte que rarement, et que j’ai retrouvée, depuis, que dans Les Orgueilleux, pour les mêmes raisons de dépaysement. […] » (Souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, Paris, Gallimard, 1960, p. 74.)

 

Pour ce qui était de son jeu d’acteur, Micheline Presle détaillait :

« Gérard refusait toute concession, et faisait montre d’un sens de l’absolu extraordinaire. Au point de vue de l’interprétation, il voulait faire ce qu’il voulait. Pour les répétitions avant de tourner, nous les faisions tous les deux, puis nous demandions à Lara si cela lui convenait. […]

Il y avait en lui une grande part d’intelligence et un instinct très sûr. Sans aucun doute, il y a eu une sorte de rencontre entre lui et Radiguet. Il s’est identifié avec le personnage, mais cette identification cessait dès qu’il quittait le plateau. […] Il y avait en lui cette possibilité de se "retirer" à temps. Ce n’était pas de la froideur, mais une sorte de distance profonde. Alors que moi je me suis identifiée à Marthe durant toute la durée du film. » (Souvenirs et témoignages…, Ibid., p. 76-77.)

 

Très logiquement, cette identification déborde un peu sur la vie réelle, en tout cas pour « Marthe » : Micheline Presle en parlait lors d’une émission d’Apostrophes (vidéo INA). Toutefois, elle regrettait que : « On ne s’est pas vu entre les films que nous avons tournés ensemble. Je suis partie vivre en Amérique. Je pense – et j’espère – que c’est quelqu’un avec qui j’aurais pu me lier d’amitié. » (Christian Dureau, Micheline Presle : la belle de Paris, Paris, D. Carpentier, 2013, p. 29.)

 

"Le Diable au corps" (photographie de plateau de Raymond Voinquel)
 

Un grain de sable dans la machine : Jean Cocteau…

 Michel Kelber regardait l’interférence de Jean Cocteau avec une certaine ironie :

«  […] Lui qui se considérait un peu comme le "tuteur" de Radiguet, il aurait bien voulu faire lui-même l’adaptation du roman, et il a été vexé d’avoir été écarté. Il était donc très hostile au film et, au débit, critiquait tout ce qui se faisait » (Le diable au corps : version intégrale…, Ibid., p. 245.)

Ces critiques ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd : le producteur Paul Graetz, en plein bras de fer avec Autant-Lara, abonde dans son sens… Et, en décembre 1946, des fuites savamment orchestrées d’une séance privée des visionnages des rushes par Cocteau (et de son jugement négatif) sont instrumentalisées contre Autant-Lara…

Un critique cinématographique, qui a assisté à cette projection, ne se prive pas de donner son avis, reflétant certaines interrogations préalables de l’acteur principal :

« Une erreur lourde de conséquences fut, pensons-nous, commise au départ. Le rôle du jeune héros, collégien de seize ans, a été confié à Gérard Philippe [sic], dont le talent ne saurait être mis en cause, mais qui est visiblement trop âgé pour le personnage. Or la poignante singularité de l’aventure dont Radiguet nous donna le régit est dans le fait qu’une jeune femme de 19 ans, mariée, s’éprend à la folie d’un gamin dont l’ingénuité brille à tout instant, et sera torturée par lui en conséquence de réflexes, d’attitudes qui tiennent à son inexpérience d’homme.

Deuxième remarque : une scène importante du livre, et qui en constitue même le sommet dramatique, a été supprimée. Le précoce amant et Marthe errent sous une pluie "glaciale" autour de la gare de Lyon, à la recherche d’un gîte. L’adolescent prolonge cette épreuve, d’hôtel en hôtel, par simple pusillanimité.

Scène capitale à tous les points de vue : elle parachève le portrait du héros, et la promenade sous la pluie sera fatale à Marthe : elle en mourra. Pourquoi un pareil oubli ?

On a estimé que cette scène paraîtrait invraisemblable à l’écran, parce que Gérard Philippe [sic] est trop âgé pour craindre logiquement qu’on leur refuse une chambre. Ainsi donc l’erreur commise en lui confiant le rôle va jusqu’à rendre inéluctable la défiguration de l’œuvre !

[…] Le problème des rapports entre la littérature et le cinéma n’est donc pas encore près d’être résolu. » (Louis Chauvet, Le Figaro, 27 décembre 1946.)

 

Jean Cocteau finira par encenser le film à sa sortie, écrivant même dans La Revue du Cinéma :

« Il est rare d’assister, d’un fauteuil, à une histoire qu’on a vécue et dont on a connu les personnages. J’avais adopté Raymond Radiguet comme un fils. Or, grâce à Claude Autant-Lara, à Jean Aurenche, à Pierre Bost, à Michel Kelbert, grâce à Micheline Presle et à Gérard Philipe, il s’est produit en ce qui me concerne un phénomène étrange, analogue à celui du rêve. Les faux personnages, les décors, se sont substitués aux vrais personnages, aux vrais lieux, au point de me les faire revivre sans la moindre gêne et dans une émotion poignante. Je ne saurais dire la reconnaissance que j’ai d’un pareil prodige. […]

[Le Diable au corps] est l’exemple type d’une entreprise impossible devenue possible par la légèreté profonde d’une équipe de premuer ordre. Rien ne me choque, moi, et c’est l’essentiel. Un jour viendra, hélas, où les journalistes écriront : "C’est une honte de montrer un film en couleurs à des mères en deuil." Ces troubles-fête ont toujours existé en France, mais la France rayonne malgré eux, à cause de cet esprit de contradiction, de ce besoin d’anarchie qui est son privilège. On a insulté le livre comme on insulte le film, ce qui prouve que le film est digne du livre. […] » (été 1947)


 

Le Festival de Bruxelles 1947, une consécration pour Gérard Philipe

Le film est présenté au Festival de Bruxelles le 29 juin 1947. Immédiatement, c’est le scandale, plus encore qu’à la sortie du roman en 1923.

Durant la projection, l'ambassadeur de France en Belgique se leva et quitta la salle. Ce qui provoqua une belle bataille par presse interposée : effectivement, le lendemain, pour calmer les critiques de son attitude, il affirmera qu'il était fatigué !

Une partie du public encense le film, Le Diable au corps est un film marquant et le réalisateur se voit décerner le Prix de la critique internationale, tandis que Gérard Philipe reçoit le Prix du meilleur acteur.

Le prix d’interprétation décerné à Gérard Philipe ne trouble pas même cette entente professionnelle. Questionnée sur l’amertume éventuelle qu’elle aurait pu ressentir puisqu’elle lui avait mis le pied à l’étrier, Micheline Presle relatait :

« Je n’ai pas du tout le souvenir d’une amertume quelconque. Bien sûr, j’aurais été très heureuse d’obtenir moi-même un prix d’interprétation, mais nous n’étions pas exactement, Gérard et moi, sur le même plan. J’étais déjà connue, j’avais eu d’autres rôles importants, et on n’en était plus à me découvrir. Gérard Philipe, lui, était la révélation du film, et c’est cela qu’on a souligné. Je ne pouvais vraiment pas en prendre ombrage. […] » (Le diable au corps : version intégrale…, Ibid., p. 240.)

 

Tournant alors La Chartreuse de Parme en Italie, Gérard Philipe ne recevra son prix en personne qu’en mars 1948 à Bruxelles.

 

Gérard Philipe à Bruxelles (Cinémonde, 9 mars 1948)

 

Une première mouvementée en France

La première française a lieu à Bordeaux, le 12 septembre 1947. Critiques et spectateurs s’affrontent. C’est un nouveau scandale : certains demandent l’interdiction d’un film supposément « pornographique » et « anti-Français », qui « ajoute le cynisme le plus révoltant à l’exaltation de l’adultère en ridiculisant la famille, la Croix-Rouge et l’armée. »

 Mais les réticences finiront par fondre devant le succès du film…

 

Ce Soir (13 septembre 1947) publicité "Le Diable au corps"

 

À suivre… pour des reportages sur le tournage du film.

 On peut lire des reportages d'époque sur le tournage des scènes de l’achat de son lit par Marthe, en compagnie de François, et de la scène du canotage des deux jeunes (et récents) amants, de la scène du téléphone (au Harry's Bar), la scène de la seconde rencontre de Marthe et François, la scène de l'annonce de l'Armistice au Harry's Bar, le non-tournage de la scène de la première rencontre des amants, et leur première étreinte.

Illustrations tirées de Cinémonde (22 octobre 1946), Ciné-Miroir (26 septembre 1947) et Cinémonde (9 mars 1948) et Ce Soir (13 septembre 1947) (©  BnF / Gallica) - photographies de plateau de Raymond Voinquel (© Médiathèque de l’architecture et du patrimoine)

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