1946 – Gérard Philipe tourne "Le Diable au corps" (2)

"Le Diable au corps" copie d'écran du DVD Universal (2009)

Le tournage du Diable au corps, débuté le 21 août 1946, se déroule principalement aux Studios de Neuilly et de Boulogne où l’on a reconstitué sur un vaste terrain des décors en extérieur reconstituant de la petite ville de banlieue où se déroule l’action. Mais c’est tout d’abord à une scène tournée en intérieur que convie un journaliste de Paysage.

Car c’est tout d’abord la scène du premier mensonge de Marthe à ses beaux-parents qui fait l’objet d’une description, avant que le journaliste ne relate son interview du réalisateur Claude Autant-Lara, entre deux prises de vues.

« — Je peux... C’est-à-dire.:. Je dois déjeuner chez ses parents.

 — ... Ses parents !... Vous permettez... Ils ont le téléphone... Venez, vous déjeunez avec moi... Vous me devez bien ça !...

Gérard Philippe [sic] se lève, entraînant Micheline Presle assise en face de lui sur une banquette de cuir rouge du "Harry's New York Bar".

— Vous êtes terrible !... dit Micheline Presle... Qu’est-ce que je vais leur dire...

Et comme son partenaire du "Diable au corps" s’apprête à franchir avec elle la porte qui conduit à la cabine :

— Ah ! non... Laissez-moi mentir toute seule...

Elle disparaît dans sa robe bleu pâle à la mode 1918, peu faite pour mettre ses jambes en valeur...

"Coupez" ordonne Claude Autant-Lara, en chemisette et casquette claire.

"Le Diable au corps" copie d'écran du DVD Universal (2009)
"Le Diable au corps" copie d'écran du DVD Universal (2009)
"Le Diable au corps" copie d'écran du DVD Universal (2009)

La mise au point de cette courte scène a demandé près de deux heures d’efforts : éclairages, son, interprétation... Quand il a préparé son découpage, le metteur en scène […] a minutieusement prévu les angles de prises de vue et les mouvements d'appareil. Ici, toute son attention est concentrée sur les interprètes dont il règle l’évolution dans les moindres détails. "Silence !... Allez-y !..."

Voilà, ça y est... Gérard Philippe [sic] met le pied où il faut, Micheline Presle présente convenablement son profil...

La scène est bien en place, dans le rythme du film, Un rythme dont seul le metteur en scène est imprégné...

Claude Autant-Lara est satisfait. Un ultime fignolage, pourtant :

— Un peu plus indifférente, Micheline, à "Laissez-moi mentir toute seule"... Partez...

... Parfait... Le plan "Diable 94 R., 4e"sera retenu.

Hélas ! La script-girl n’a pas encore achevé d'en prendre note que résonne lugubrement la voix de l’opérateur : "J’ai un reflet !..."

D’autres — il y a de quoi — piqueraient une de ces rognes !... Celle d’Autant-Lara se limite à quelques jurons muets, ponctués du poing dans le vide.

Indice évident d’un tempérament sans violence. Il faut voir un-metteur en scène au travail pour comprendre combien, dans un film, s'expriment son caractère et sa personnalité.

Ce malheureux reflet qu’on s'applique à faire disparaître me donne l’occasion de l’approcher. [Le journaliste lui pose des questions sur des étapes marquantes de sa carrière qu’il énumère.]

Ayant remué ses souvenirs, il n’en trouve pas un qui lui paraisse trancher sur les autres : "J’ai surtout dû mener, me répond-il d’une voix bien parisienne, une lutte effroyable pour atteindre mon but. Une lutte qui continue d’ailleurs.

— On a dit que vous étiez un des rares metteurs en scène français ayant su trouver leur style.

— Jean Aurenche, Pierre Bost font régulièrement équipe avec moi pour le scénario. Je m’attache beaucoup au caractère des personnages, J‘estime que le cinéma est non seulement une distraction mais un véhicule de la pensée permettant tout comme un livre de colporter des idées valables.

— Avez-vous le sentiment d’avoir évolué depuis vos débuts ?

— Oui... une évolution dans le sens de l’histoire à raconter... Quelques recherches de style pour la narration visuelle... Excusez-moi... "

"Le Diable au corps" copie d'écran du DVD Universal (2009)

L’opérateur a appelé Claude Autant-Lara. De nouveau on tourne... "Diable 94°R, 5e" annonce l'homme du clap...

— Je peux... C’est-à-dire que je dois déjeuner chez...

Un haut-parleur nazillard [nasillard, (sic)] interrompt Micheline Presle...

Ah ! Quelle complication pour avoir le Diable au corps !... » (François Caradec, Paysage, 10 octobre 1946.)

 

Le journaliste fait ici preuve d’une politesse de bon aloi : Autant-Lara était connu pour son irascibilité… Et lorsque le réalisateur fait allusion à la « lutte » qu’il mène pour tourner son film, il fait évidemment allusion à son conflit ouvert avec le producteur Paul Graetz : les échanges de courriers acerbes témoignent qu’Autant-Lara avait même tenté d’interdire l’accès au plateau de tournage à ce dernier, ainsi qu’au représentant de Micheline Presle…

 

Ces conflits sont tout aussi stratégiques que liés aux personnalités des deux adversaires : comme c’est le cas pour beaucoup de réalisateurs de l’époque, se plaindre du producteur et de l’impossibilité de réaliser « sa » vision est aussi une manière pour les cinéastes de mettre en avant leur qualité d’auteur.

Cinémonde (22 octobre 1946) : tournage du "Diable au corps"
Légende de la photo : « Entre deux prises du "Diable au corps", Gérard Philippe [sic] et Micheline Presle, les héros de Radiguet, bavardent en costume d'époque. »

L’article de Cinémonde ci-dessous est bien plus développé : évoquant en détail le décor, il donne brièvement la parole à Gérard Philipe, Denise Grey (qui joue la mère de Marthe) et… au neveu de Raymond Radiguet, l’écrivain dont on adapte le roman, qui fait de la figuration dans Le Diable au corps !

« Comme dit l'autre, "le fond de l'air est frais", ce matin. bien que le soleil dore le quartier de banlieue, surgi soudain sur le vaste terrain de la rue de Silly, à Boulogne.

Saint-Cloud est à deux pas d'ici : il n'empêche que nous sommes bel et bien à La Varenne, mais dans un La Varenne édifié par un architecte unique, le décorateur Max Douy, pour la durée des prises de vues du "Diable au corps".

Cette villa, dont s'achève le crépissage, c'est La Sylvie, et c'est là qu'habite François, le héros du roman de Raymond Radiguet ; plus loin, ce pavillon dont il faut faire le tour et regarder les meulières de très près pour s'apercevoir qu'il s'agit seulement d’une façade de pavillon et de meulières en fibre de bois agglomérée, c'est la maison de Marthe et de sa mère. Ailleurs, l'énorme bâtisse de l'hôpital Kléber dresse ses murailles grises autour d'une cour aux arbres chétifs. L'adaptation cinématographique faite par Jean Aurenche et Pierre Bost du roman de Radiguet, mise en scène par Claude Autant-Lara, commence ici.

Depuis près d'un mois, d’ailleurs, Micheline Presle et Gérard Philippe sont devenus Marthe et François, les amants passionnés que Radiguet a campés avec tant de vérité et de vie, durant son passage fulgurant sur la scène littéraire. Selon toute vraisemblance, il y eut réellement quelque part une Marthe et un François qui s'aimèrent au printemps de 1917, une Marthe qui mourut en mettant au monde l’enfant d'un François tandis que les dernières volées des cloches de l'Armistice s'apaisaient sur le monde... Il est vraisemblable aussi que ce François, trop jeune pour accepter ses responsabilités d'homme, trop âgé pour se contenter de jeux innocents, toucha de très près Raymond Radiguet… Il faudrait demander cela à Jean Cocteau, qui le découvrit, et qui répondrait peut-être : "Laissons dormir les jeunes morts en paix !"

[Les deux romans de Radiguet] "Le Diable au Corps", comme "Le Bal du Comte d'Orgel" sont absolument introuvables aujourd'hui, mais quiconque les a lus, s'il a pu perdre le souvenir des détails, n'a oublié, ni l'impression profonde ressentie, ni l’atmosphère fiévreuse et désespérée que sut créer Radiguet. […] C’est une histoire à deux personnages : Marthe, une petite bourgeoise de banlieue, rencontre François, qui termine ses études ; ils se plaisent, mais ils dépendent tous deux de leurs parents qui s'épouvantent de ce flirt. […] Mais quelques mois plus tard, ils se retrouvent et, cette fois. Plus rien ne les retient. Qu’importent la guerre, l'adultère, l'opinion publique, la réprobation familiale ? […]

— Sympathique ? Antipathique ? Ce personnage n'est ni l’un ni l’autre, me dit Gérard Philippe [sic] tandis que nous faisons les cent pas dans la cour de l'hôpital Kléber. Il est seulement vivant. C'est un garçon comme il y en a mille, qui a envie de vivre et qui a peur de vivre. En tout cas, un type très différent du Prince Muichkine, de "L'idiot".

Denise Grey, en tenue d'infirmière, paraît sur le perron de l'hôpital, répète le jeu de scène que lui indique Claude Autant-Lara. Elle incarne, dans "Le Diable au Corps", la mère de Marthe et retrouve pour la première fois depuis longtemps un rôle dramatique, ce dont elle se déclare enchantée, comme de l'ensemble des éléments de cette importante production :

— Il y a quelque chose de profondément émouvant, dit-elle, dans l'opposition de la joie collective que déclenche l'annonce de l'Armistice et du drame qui dévaste une famille. Le découpage met en valeur ces deux climats différents et je crois que ce thème convient très bien au tempérament d'Autant-Lara.

Peu soucieux des commentaires qui voltigent autour de lui comme autant de mouches du coche, le réalisateur […] travaille calmement, sûrement. On sent l'homme qui suit un plan tracé avec méthode : en casquette, un mauvais blouson de sport sur le dos, un vieux pantalon tirebouchonné aux jambes, il dégage une double impression de douceur et de volonté.

Face aux bâtiments réservés à l'accueil des blessés, l’une des ailes de l'hôpital Kléber abrite un lycée de garçons. Sur le mur, une affiche recommande le "semis" des pommes de terre : toutes les guerres ont les mêmes conséquences sur l'économie agricole d'un pays !

Parmi les jeunes figurants, engagés par Claude Autant-Lara pour entourer Gérard Philippe […] en qualité de condisciples, se trouve le propre neveu de Raymond Radiguet. Cela paraît extraordinaire de penser que Radiguet, mort à vingt ans, aurait aujourd'hui un neveu de cet âge et, cependant, telle est la réalité. Ce jeune homme a d’ailleurs éprouvé une vive émotion en découvrant Micheline Presle, telle qu'elle est à la ville, telle que la voici, sans maquillage :

— C’qu’elle est bien ! a-t-il confié à un copain. On tenterait bien sa chance...

Oui, mais voilà ! Il y a d'une part la Marthe de l’histoire, qui a le diable au corps et, d'autre part, la Micheline de la vie, qui a aussi, un peu, le diable au corps, mais avec le plus charmant mari du monde. Alors je crois que, pour le moment du moins, cet admirateur imprévu n'a pas beaucoup de chances ! Qu'en dit Micheline ? » (Odile Cambier, Cinémonde, 22 octobre 1946.)

 

Ce neveu de Raymond Radiguet faisait également l’objet d’un entrefilet dans le quotidien Carrefour, titré « Les ailes qui poussent » :

« Le jeune Georges Radiguet, neveu de l’auteur du "Diable au corps", avait fait ses débuts à l’écran comme figurant dans le film tiré de cette œuvre. À peine a-t-il dépouillé le blouson de potache – dans la vie et au cinéma – qu’il est engagé pour tenir le second rôle masculin dans "Vent d’Ouest" (ex. : "Une jolie petite plage"), aux côtés de Gérard Philippe [sic] et de Madeleine Lebeau [sic ?]. » (28 novembre 1946.)

 

Il sera manifestement remplacé par l’acteur (et futur producteur) Christian Ferry dans le rôle du pupille de la Nation pour Une si jolie petite plage… Sa carrière cinématographique semble s’être arrêtée là.

 

À suivre pour d’autres reportages…

 

Illustrations : captures d’écran du DVD et photo parue dans Cinémonde (22 octobre 1946 ; © D.R. ou Raymond Voinquel ?)

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