1946 – Gérard Philipe finit de tourner "Le Diable au corps" (5)

Photo de Raymond Voinquel : "Le Diable au corps" (© MAP)

Dès le début du tournage du Diable au corps réalisé par Claude Autant-Lara, en août 1946, la presse est très attentive aux coulisses du film qui se tourne aux Studios de Boulogne (où se trouvent les décors extérieurs) et de Neuilly. Micheline Presle est la grande vedette féminine de l’époque et le roman est sulfureux…

Une brève fait aussi part des propos de Gérard Philipe qui raconte comment s’est déroulée l’« une des dernières prises de vues du film » :

« Micheline et moi étions étendus dans un lit où nous étions censés avoir passé la nuit. Ce lit était coupé par moitié dans le sens de la largeur. Nos pieds pendaient donc en dehors et nous n’étions en réalité couchés qu’à moitié. Position des plus incommodes, vous en conviendrez, pour échanger des serments d’amour, mais exigée par le metteur en scène Autant-Lara pour la prise des "gros plans". Les spectateurs, lorsqu’ils verront le film, ne pourront se douter combien il nous tardait d’en finir avec cette scène… d’amour. » (Ciné-Miroir, 3 janvier 1947.)

 

Des photographies de plateau de Raymond Voinquel sont aussi publiées dans la presse quotidienne, accompagnées de légendes relatant des anecdotes sur le tournage. Exemple :

Gérard Philipe et Michel François dans "Le Diable au Corps"
Légende de la photographie : « Dans "Le Diable au corps" qu’achève actuellement Claude Autant-Lara aux Studios de Neuilly, il pleut beaucoup… et Gérard Philippe [sic], qui a subi de nombreuses douches, ne trouve pas cela très drôle. » (Photo parue dans Ce Soir, du 3 décembre 1946.)

 

Photo de Raymond Voinquel : "Le Diable au corps" (© MAP)

Mais il est aussi temps pour la presse de faire monter m’attente du public pour le film qui va bientôt sortir. Les évocations se succèdent. En voici deux, parues dans les magazines de cinéma.

 « Quand Claude Autant-Lara ne choisit pas ses scénarios dans le domaine du rêve et de la fiction, c’est dans l’atmosphère des portraits de famille montés sur carton fort, et jaunis par le temps, qu’il aime à évoluer.

Un film de Claude Autant-Lara, c’est toujours un événement. Le Diable au Corps l’est à plus d’un titre : pour la première fois, Raymond Radiguet, mort à vingt ans après deux livres au succès foudroyant teinté de scandale, cet adolescent auquel déjà on prêtait du génie, tente un metteur en scène et des adaptateurs tels que Jean Aurenche et Pierre Bost. Et, pour la première fois également, deux des espoirs les plus séduisants du cinéma français, Gérard Philippe [sic] et Micheline Presle se retrouvent ensemble au studio. Il semble que Gérard Philippe, adolescent prodige, soit venu au cinéma tout spécialement pour interpréter le rôle de François, ce collégien que la guerre plaça dans une situation où un homme même, peut-être, eût été sans résistance. François, qui a tout juste l’âge du premier amour, et pas encore celui des scrupules, nous ne pourrons plus l’imaginer autrement qu’avec le visage à la fois candide et tourmenté de Gérard Philippe [sic].

Quant à Micheline Presle, que sa beauté pourrait limiter aux rôles de "jeune première" type, le destin et son talent la vouent, semble-t-il, aux rôles de composition, plus exigeants et plus subtils. C’est encore un domaine nouveau qu’elle explore, en jeune, toute jeune mariée de vingt ans, épouse de guerre, qui s’éprend d’un garçon de quinze ans.

Au-dessus de ces jeunes êtres désarmés, s’étend l’ombre de la guerre de 1914, personnage principal du film, qui revit ici avec ses poilus en bleu horizon, aux molletières mal ficelées, avec les jeunes lycéens en vestons étriqués et les dames en robes longues, avec aussi ses conscrits malheureux —cette tragédie générale qui excuse et submerge les tragédies particulières.

Autant que Les Enfants du paradis, Les Portes de la nuit, Panique et Le Silence est d'or, Le Diable au corps est un film à grands décors. Pendant plusieurs semaines, Nogent-sur-Marne 1917, avec toutes ses rues grandeur nature, ses petits pavillons et son café-concert, couvrit tout le studio d’Épinay, selon des plans audacieux établis par Max Douy — et les jeunes figurants vécurent quelques jours d’une autre guerre qu’ils ne connaissaient que par les récits de leurs pères.

Ce film d’un couple, pour lequel tant d’efforts furent déployés, connaîtra un destin assez exceptionnel pour un film français — car il est rare que nos films aient à l’étranger une très large diffusion. Or le monde entier verra Le Diable au corps, car, produit par Paul Graetz, de la Transcontinental, qui fut un des premiers à exploiter nos productions sur le plan international, le film de Claude Autant-Lara sera distribué dans tous les pays à la façon américaine par Columbia, comme le fut déjà avant-guerre Untel père et fils. » (Cinévie, 10 décembre 1946)

 

tournage du "Diable au corps" (Ciné-Miroir 7 février 1947)

LE DIABLE AU CORPS en trois époques

PREMIÈRE ÉPOQUE. — Les bords de la Marne à la Varenne, patrie des pécheurs a la ligne. La réalisation de Diable au corps comporte un retour en arrière. Rajeunies de trente ans par leurs tendelets de couleurs vives, les barques en location connaissent un énorme succès. Des couples attendrissants font provision de souvenirs et de photographies. Jupes s’arrêtant à la cheville, corsages de lingerie, chapeaux fleuris, canotiers et faux cols... Beaucoup d’uniformes bleu horizon. 1917. On parle d’armistice. Quelle douceur dans I’air et quelle mélancolie chez Marthe et chez François ! Elle a sa robe "Kodak", une robe toute simple en toile rayée blanche et bleue. Elle tient les rames, la tête de François sur les genoux. Avec Micheline Presle et Gérard Philippe, ce plan muet dit bien des choses, émeut par la sincérité bouleversante d’être jeunes, trop pressés de vivre !

DEUXIÈME ÉPOQUE. — Le pont de Charenton. Micheline Presle et Gérard Philippe [sic] n’empêchent pas "Janine" d’être la vedette. Il est question du dernier bateau-mouche que le producteur a ravi de haute lutte aux derniers services américains qui le convoitaient pour les loisirs de leurs-ressortissants. Remis à neuf, il arbore les panneaux publicitaires bien sages du Chocolat Menier, de Ia Phosphatine Fallières, de Vichy-Célestins et de la Belle Jardinière. On a même retrouvé le capitaine, un vieux loup d’eau douce.

Le voyage s'est bien passé. Autant-Lara n’a pas jeté sa casquette à l'eau. La Seine est le fleuve le plus photogénique. Sur le pont, Micheline et Gérard parlent d’amour... Le Diable au corps.

TROISIÈME ÉPOQUE. — Il pleut... L’eau du ciel a fait pousser, tel un champignon, à 300 mètres des studios de Boulogne, une petite ville de banlieue, avec ses maisons, ses magasins, et son collège transformé en hôpital. Gérard Philippe courbe le dos sous l’averse, le col du pardessus relevé, guettant le passage de Micheline qui fait de grands efforts pour tenir le coup : le transport des blessés n’est manifestement pas son affaire. Les ambulances se succèdent.

Toute l’horreur de la guerre dans une odeur fade, écœurante, dans ces pansements de fortune et ces capotes plus trouées que des passoires, raidies pat la même croûte brune, sang et boue...

Un potache, une très jeune infirmière fiancée à un soldat qui se bat sur le front. L’arrière, la vie de tous les jours et cette brusque poussée de la vie avec son égoïsme, sa terrible inconscience.

Leur drame devient un film où les ombres, volontairement accumulées, laissent tout de même passer un rayon de soleil. » (Roger Saint-Cyr, Ciné-Miroir, 7 février 1947)

 

Photo de Raymond Voinquel : "Le Diable au corps" (© MAP)

Illustrations : photographies de plateau de Raymond Voinquel (© Médiathèque de l’architecture et du patrimoine) – Carrefour (3 décembre 1946) et Ciné-Miroir (7 février 1947) © Bibliothèque nationale de France.

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