1954 – Gérard Philipe tourne "Le Rouge et le Noir" (reportage) (2)

affiche de "Le Rouge et le Noir", film d'Autant-Lara

En mai 1954, un journaliste de Samedi-Soir est présent dans les studios où l’on tourne Le Rouge et le Noir. Samedi-Soir, c’est cet hebdomadaire « people » auquel de nombreuses vedettes – dont Gérard Philipe ! – avaient fait un procès pour atteinte à la vie privée en 1947… Il ne faut donc pas s’attendre à un reportage objectif envers la star de cinéma qu’est Gérard Philipe. Le ton général de l’article est ainsi assez gouailleur et même cinglant…

Si l’acteur a dû échanger trois mots avec le journaliste durant sa pause déjeuner (écourtée), la teneur des critiques émises sur ses prises de rôles très « littérature française patrimoniale » (ce qui lui sera abondamment reproché par la Nouvelle Vague) n’est pas neuve : on soulignait déjà ironiquement, dès 1947, la succession de rôles inspirés de grands classiques qu’incarnait Gérard Philipe.

 « J’étais très embêté, je me demandais comment j’allais faire pour vous décrire Gérard Philipe, vêtu du bel habit noir de Julien Sorel, et déjeunant en face de moi à la cantine du studio de Saint-Maurice, où il tourne présentement "Le Rouge et le Noir". Oui, très embêté, parce qu’il a un drôle d'air, Gérard Philipe, un air difficile à décrire…

Et puis, un coup de chance : je suis tombé, dans le scénario du "Rouge et le Noir", sur une description merveilleusement adéquate : "Julien Sorel entre deux gendarmes" ! .

Au poil ! C’était tout à fait ça !... Je lui posais mes petites questions, et lui, Gérard’ Philipe, il les écoutait, tout en mâchant ses frites, avec l’air — maintenant, je le sais ! - avec l'air de Julien Sorel, écoutant, aux assises, le président qui est en train de le traiter d’assassin.

"Il est très jeune et très beau, qu’elle dit, la description... Il est calme. On pourrait croire qu'il écoute sans entendre. Il n'est pas indifférent, mais il a l’air de penser pour lui-même. Peut-être, un très léger sourire. La main tapote sur le rebord du boxe..."

Lui, Gérard Philipe, il tapotait sur la salière : c’était la seule différence avec "Julien Sorel-entre-deux-gendarmes".

"Littérature Gérard Philipe"

À vrai dire, moi, je n'étais pas en train de le traiter d'assassin... J’étais en train de m’étonner d'un phénomène qui bouleverse depuis quelque temps la littérature française : tous les héros de notre littérature ont, à présent, la tête de Gérard Philipe. Que c’en est hallucinant !

Et d'évoquer le sort tragique des J3 d’aujourd’hui qui préparent leur bachot. Les J3 d’aujourd’hui vont, comme on le sait, beaucoup au cinéma et au T.N.P., et ils ont (surtout "elles") une passion pour Gérard Philipe... Alors, vous vous représentez un peu quelle salade, dans ces jolies petites têtes !

Les héros et l'infini

Voulez-vous me dire comment ils peuvent s’y retrouver, dans ce Cid, dans ce Fabrice, dans ce Julien Sorel, dans ce d'Artagnan, dans ce Lorenzaccio, qui, tous, ressemblent comme des frères jumeaux a Fanfan la Tulipe ! Quel méli-mélo ! Un méli-mélodrame.

Et je demandais précisément à Gérard Philipe de me dire combien de héros au regard si doux il avait osé incarner... Ce fut là, surtout, qu'il me parut "écouter sans entendre" "avec cet air de penser pour lui-même"...

C’est un fait curieux que les gens qui sont d’opinion avancée ont souvent cet air distant. Ce doit être qu’ils ont trop d’avance sur nous.

Bref ! Je n'ai su combien de héros Gérard Philipe avait déjà incarnés. Je ne l’ai pas su, parce qu’une dame nous est arrivée, toute angoissée. D’'une voix mourante, elle demanda à Gérard Philipe "s’il voulait bien venir... que c’était urgent... qu'il n’y avait pas une seconde à perdre".

Écœuré, Gérard Philipe renonça à ses frites.

— Bonjour chez vous ! me lança-t-il, princier.

De mon côté, je liquidais mes asperges et pris prestement la direction du "plateau"… Parce que j'avais bien compris que c’était du côté des cameras que ça urgeait.

Comme je pénétrais dans le temple, un machino me donna obligeamment ce renseignement :

 Faites gaffe ! Le dur a mangé du lion !

Autant-Lara… Au temps pour les "crosses"

Le "dur" n’était autre que Claude Autant-Lara, metteur en scène qui travaille dans le chef-d’œuvre et qui, quelquefois du reste, en produit – n’eut-il tourné que "Le Diable au corps".

Il ne faut pas se fier au physique de M. Autant-Lara. Il est rond, bon gros, d’aspect débonnaire […] mais sa voix vous fait froid dans l’air […]. Quand il dit : "Attention, moteur !", on a tout à fait l’impression qu’il commande un peloton d’exécution.

Quand je suis entré sur le plateau, il était en train de faire des reproches à une figurante qui avait chuchoté pendant une scène.

— Il y a une dame qui a chuinté ! protestait-il... Qui est la dame qui chuinte ?... Elle est sûrement percée ! Il va falloir me la réparer !

Autant vous dire que cette dame n’est pas prête à rechuinter de sitôt !

Après la dame chuinteuse, ce fut au tour du maquilleur de se faire mettre au pas. Le maquilleur s’attardait sur le nez de Gérard Philipe, le poudrait, le pomponnait...

— Alors, les Établissements Poils et Cie, tonna M. Claude Autant-Lara, c'est bientôt terminé, oui ?

Enfin, tout fut prêt, et nous vîmes entrer la signorina Antonella Lualdi, l’interprète de l’émouvante Mathilde de la Môle. J’eus à vrai dire quelque peine à la reconnaître, la signorina. Je l'avais déjà vue et admirée dans Adorables Créatures […]. Seigneur, que lui était-il donc arrivé ? Elle était affreusement pâle, très exactement verdâtre, toujours fort belle, mais bonne à mettre au tombeau.

— Dites-moi, Rosine, chuintai-je à l’oreille de ma voisine, la petite est sûrement au plus mal... Vous avez vu sa tête ?

Ma voisine, Rosine Delamare, me prit par le bras et m’entraîna hors du studio :

— Vos inquiétudes sur la santé d'Antonella me portent à penser que vous ne connaissez rien aux films en couleurs, me déclara Rosine... Il serait grand temps que vous vous instruisiez.

Rosine en voit de toutes les couleurs

Je me gardai cde protester... Rosine Delamare en connaît un sérieux bout sur la couleur. Son labeur, ce sont les costumes. Les costumes en couleur. Et on se l’arrache, parce qu'il n'y a pas plus délicat que les costumes, vus en couleur, à l’écran. Neuf fois sur dix, c'est une catastrophe. Les robes rouges deviennent vertes, les blanches arc-en-ciel, et les jaunes écossaises… Enfin, d’après ce que j’ai compris en gros. Et vous verrez que "Le Rouge et le Noir" finira par s’appeler "L'Orange et le Bleu."

Toujours à propos de cette folie des couleurs, Rosine Delamare m’explique qu'elle se fait ces jours-ci une bile d’encre (rouge ou noire, va savoir!) "à cause de ses séminaristes".

— J'ai vingt soutanes à faire teindre. Mais de quelle couleur les teindre ? Si je les teins en noir, à l’écran elles paraîtront bleu ou marron, selon l’éclairage... Et le public, lui, sait très bien que les soutanes, c'est noir...

"C’est comme les cheveux de Danielle Darrieux !... Danielle Darrieux, dans le "Rouge et le Noir", joue le rôle de Mme de Rénal, et elle doit avoir les cheveux blond cendré... Eh bien, on vient de lui teindre les cheveux en vert !... C’est le seul moyen pour qu'ils paraissent gris cendré !

Poilus style évêque

"Un autre exemple : cet été, on tournera "La Madelon", en couleurs. […] pour le bleu horizon, ils n’ont pas fini de s’amuser. Si leurs poilus sont vraiment habillés de bleu horizon, ils auront l’air d’évêques. Pour obtenir du bleu horizon, il faut utiliser du gris argent... Mais sur le plateau, des poilus en gris argent, ce sera étonnant à voir..."

Tout cela, me direz-vous, nous écartait de la grave maladie d'Antonella. Nullement ! Si Antonella m’avait paru cadavérique, c’est que les établissements Poils et Cie, autrement dit les maquilleurs, étaient passés par là. Mlle de la Môle, qui est une personne très 1830, se doit en effet d’être un peu pâle. Et pour qu’Antonella puisse paraître pâle en Eastman Color, on l’avait carrément peinte en gris, cette mignonne ! La Môme vert-de-gris soi-même !... » (Jacques Robert, Samedi-Soir, 13 au 19 mai 1954)

 

Tournage de "Le Rouge et le Noir" avec Gérard Philipe, Danielle Darrieux et Claude Autant-Lara (Samedi-Soir, mai 1954)

Ce problème délicat du dosage des couleurs (vêtements, maquillage et décors) et de leur rendu à l'écran était également évoqué par Rosine Delamare, l’une des très grandes costumières de cinéma de l’époque, dans une interview accordée à Positif (juillet-août 1996) :

« […] Au début de la couleur, j'ai eu des soucis car les couleurs n’étaient pas fidèles. Chaque fois que je revois Le Rouge et le Noir à la télévision, je commence à avoir l’estomac qui se serre avant l’arrivée de l’évêque. J’avais fait faire une superbe robe en moire violette avec les chaussons et les gants. Devant la glace, il enfile ses gants qui étaient exactement de la même couleur que la robe. Dans le film, ils sont presque bleus : ils étaient en nylon alors que la robe était en soie, et cela a changé de couleur.

Dans Le Rouge et le Noir, j'ai eu un autre problème horrible, mais Max Douy [le décorateur] a eu le même. Heureusement pour moi ! Jean Martinelli, qui jouait M. de Rénal, avait une redingote gris argent avec des revers de velours d’un ton un peu plus foncé. Cela se passait dans un jardin, pour la fameuse scène, "Prendrais-je sa main ? ". A la projection c’était d’une laideur terrible. Il était habillé presque en turquoise avec des revers verts. Le décor était hideux avec des petites fleurs qui gueulaient... une horreur. II fallait le refaire. Autant-Lara m’a dit : "Mais qu'est-ce que vous lui avez foutu comme redingote, Rosine ? " "Je vais vous la montrer. ""Vous l’avez changée ! ""Non, je ne l’ai pas changée, vous la reconnaissez ? " Elle était grise, uniformément. C’était les premiers temps de la couleur, Agfacolor, Eastmancolor, et pas encore le Technicolor. On avait des surprises parfois gratinées ! […]

Danielle Darrieux, dans Le Rouge et le Noir, je lui avais fait une très jolie robe en organza écossais dans les mauves, un peu orchidée, avec un petit col blanc 1830 et un nœud de velours qui allait très bien avec. Quand c’est sorti, le nœud n’était pas de la même couleur que la robe, beaucoup plus joli, mais là, c’était un coup de chance. Maintenant c’est très facile. On a besoin de beaucoup moins de lumière et on peut même éclairer avec des bougies. La pellicule est devenue merveilleuse. Nous avons essuyé les plâtres. » (Propos recueillis par Hubert Niogret, dans Positif n°425-426 (juillet-août 1996), pp. 53-58.)

 

Illustration : affiche de "Le Rouge et le Noir" © DR - photographie publiée dans Samedi-Soir (13-19 mai 1954) © DR

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