En 1954, le TNP fait une tournée au Québec, présentant Le Cid, L’Avare, Dom Juan et Ruy Blas en alternance à Montréal (11-22 septembre) et Québec. À Québec, Ruy Blas (23 septembre), Dom Juan (24 septembre) et Le Cid (25 septembre) sont présentés au Capitol.
Autant son Cid a divisé les chroniqueurs (voir ici et là), autant l’incarnation de Ruy Blas par Gérard Philipe rassemble les suffrages. Il faut dire que la pièce n’a jamais été montée à Montréal et à Québec ; aucune tradition ou interprétation de référence ne s’interpose dans l’esprit des chroniqueurs. C’est donc une découverte pour la plupart de ceux qui ne peuvent se reposer que sur leurs souvenirs de lecture : et de la « meilleure pièce » de Victor Hugo, et du talent du comédien…
Le rôle-titre correspond également davantage à la persona de Gérard Philipe, telle que les spectateurs québécois ont pu s’en faire une idée à travers ses films.
Voici un petit florilège de comptes rendus.
« [Long compte rendu de L’Avare et présentation de Ruy Blas]
(…) Ruy Blas par contre me semble la meilleure des pièces de Victor Hugo. Elle prouve envers et contre tous les critiques, que l’auteur de l'Homme qui rit avait du génie à vendre et à revendre. (…)
Sainte Beuve (…) aimait à comparer son adversaire en amour comme en littérature à un Cyclope. Ce n'est cependant pas à un œil géant que ressemblait l'autre soir la scène du théâtre Saint-Denis mais à une bouche géante où brûlaient plusieurs langues de feu, dans des brasiers de tirades fort bien dites d’ailleurs par des comédiens fort doués. La mise en scène de Ruy Blas nous a paru définitive, en ce sens que le rideau baissé, nous n'en concevions pas d'autre. Ce fut de Ia tragédie romantique, sans signification péjorative. Les comédiens du T.N.P, ont si bien joué qu'il devient impossible d'en féliciter un plus que les autres. Tous ont droit à nos compliments et nous les leur adressons sans restriction.
Gérard Philipe fut enfin à Ia hauteur de son talent et de sa réputation. Son Cid n'avait été qu’une demie réussite. Son Ruy Blas fut une réussite complète. Il aura été un Ruy Blas comme Vilar aura été un don Juan et Sorano un Sganarelle. Il avait le ton, la voix, le débit, l'allure telle qu'on l’imagine chez un Ruy Blas réel. Nous acceptions parce qu'il n'insistait pas les nombreux "je souffre" dont la pièce est parsemée et son rôle surtout. Il a su dire les fameuses tirades avec un tel élan et une telle sensibilité (conforme à son personnage) qu'elles ne nous ont point paru désuètes. SI plusieurs l'attendaient au “bon appétit messieurs”, ils en ont eu pour leur appétit. Il y avait dans toute sa personne de quoi faire rêver les jeunes filles et les jeunes femmes qui se trouvaient dans la salle, tout comme son beau regard de rêve dut en hypnotiser plusieurs. Enfin, j'ai observé quelques pleurs que quelques fins mouchoirs de dentelle essuyaient furtivement. Lorsque Margot pleure, c'est que le comédien a bien joué.
Mais le mérite n’en revenait pas au seul Gérard Philipe. N’allons pas oublier l'auteur, monsieur Victor Hugo. (…)
[Long développement sur Hugo, Sorano, Deschamps, Vilar et le TNP, qui s’achève avec « Le T.N.P. a donné à ceux, qui ne l'avaient pas le goût de la-France et de son théâtre. »] Paul Toupin, L'Autorité, 25 septembre 1954. [Compte rendu également repris dans L’Avenir du Nord, 4 novembre 1954.]
« Il est certain que toute une part du théâtre de Victor Hugo est surannée. (…)
Mais une pièce comme Ruy Blas, par exemple, a gardé beaucoup de grâce et de charme. Elle continue de plaire par sa jeunesse et sa poésie. Elle exige donc une interprétation légère, pas trop "dramatique", plus proche du rêve et du chant. C’est d'ailleurs la seule façon de nous faire oublier ses défauts, tout ce clinquant superficiel de Victor Hugo.
Il nous semble que monsieur Gérard Philippe (sic) n'a pas complétement satisfait à ce caractère de l'œuvre. Nous aurions aimé un Ruy Blas peut-être plus discret, moins criard à certains endroits, moins fébrile dans sa souffrance, et plus vigoureux, aussi, dans les scènes de force. Le jeu de monsieur Philippe ne nous a pas paru, en outre, suffisamment varié.
Mme Christiane Minazzoli compose une Reine d’Espagne pleine de fraîcheur et tout-à-fait dans l’esprit de la pièce. Monsieur Jean Deschamps brille encore une fois dans le rôle de son Salluste, et demeure sans doute celui qui nous a donné la meilleure interprétation de la soirée. Monsieur Daniel Sorano incarne avec beaucoup de succès le personnage de don César, sorte de divertissement au milieu de l'autre.
La mise-en-scène aurait peut-être gagné à des décors plus nombreux et divers, même si, tels quels, ils demeurent d’un goût le plus achevé. » Paul Painchaud, Le Quartier latin, 23 septembre 1954
« Vendredi, le Théâtre National Populaire accueillait le public le plus enthousiaste qu’il ait connu depuis son arrivée à Montréal et en obtenait les bravos les plus chaleureux. Si "Don Juan" demeure, à notre avis, le meilleur spectacle du T. N. [P.], "Ruy Blas" en est le plus applaudi. Cela tient, bien sûr, à ce que le public montréalais, dons (sic) son ensemble, s’initiait à cette œuvre. Et cependant, même pour ceux qui attendaient le "Bon appétit, messieurs", comme, dans le "Cid", le "A moi, comte, deux mots", le spectacle n’en offrait pas moins un intérêt certain. Une fois de plus, le TNP risquait gros en présentant un ouvrage dans lequel qualités et défauts, pathos et bouffonnerie se mêlent inextricablement.
[Détails sur les décors et mise en scène.]
Homogène et sans faiblesses, l’interprétation est dominée par le trio Gérard Philippe (sic) – Daniel Sorano – Jean Deschamps.
Gérard Philippe (sic), que nous avions applaudi du bout des doigts dans le "Cid", redevient ici le comédien fin, nuancé, sensible de l’"Idiot", de la "Beauté du Diable" et des "Belles de Nuit". Ses monologues ne souffrent ni de leur longueur, ni de leur nombre et c’est avec joie qu’on les accueille tous, les uns après les autres.
[Puis appréciation de Daniel Sorano, Jean Deschamps, Christina Minazzoli et Georges Riquier.] » Louis Pelland, Le Canada, 20 septembre 1954.
Le T. N. P. sauve "RUY BLAS"
« Je n'irais pas de gaieté de cœur voir "Ruy Blas" joué par une troupe autre que le TNP. Il faut leur talent, leur fougue, leur foi, leur sens de la grandeur pour rendre sensibles les indéniables vertus théâtrales de cette œuvre, mais qui se cachent derrière un fatra[s], un clinquant, une verroterie de prisunic. Ce qu'on peut parler dans cette pièce ! Et comme la rime a des exigences et commande pour ainsi dire l'action. Si un vers se termine par "mettre" ou "être", il faut vite qu’on fasse ouvrir une "fenêtre"… (…) Hugo ne recule devant rien (…)
Le miracle c’est qu’au T.N.P. on réussit à cacher les laideurs. On enchaîne les alexandrins les uns aux autres de manière à dissimuler ces bijoux d’un sou que sont les rimes du cher poète. Et puis la mise en scène habile, les costumes admirables, les éclairages bien réglés, le rythme de l’ensemble font oublier le vide affreux de cette œuvre sonore et font de Ruy Blas un spectacle splendide.
Gérard Philipe joue le rôle de Ruy Blas qui semble fait pour lui ; il y est admirable, vivant intensément toutes les angoisses de ce valet qui devient le familier de la reine, sauve le royaume des ministres concussionnaires pour s’apercevoir qu’il n’est que l’instrument d’un homme monstrueux. On le voit tour à tour amoureux tremblant, homme arrivé, puis suppliant en vain son bourreau et, vaincu, se donner la mort. Philipe remporte ici un succès personnel très grand. Les monologues fameux lui ont valu des applaudissements mérités.
[Compte rendu sur les autres comédiennes et comédiens.] (…)
Ruy Blas est un spectacle à ne pas manquer, brillant à souhait et joué à la perfection dans les moindres détails et dans les moindres rôles. (…) » Louis-Marcel Raymond, Le Devoir, 20 septembre 1954.
« "Ver de terre amoureux d'une étoile..." Ruy Blas, alias Gérard Philipe, a non pas étonné mais épaté les spectateurs qui s'étaient rendus en fin de semaine, au théâtre Saint-Denis, à Montréal, assister au spectacle du drame de Victor Hugo.
Cette pièce est peu connue du public canadien français. C'était la première fois qu'on la montrait au pays, si la mémoire ne me fait défaut
(…) Les spectateurs (…), en plus de trouver le personnage espagnol de Ruy Blas très sympathique, ont applaudi à tout rompre le jeu de Gérard Philipe dans le rôle-titre.
Ma critique a jeu facile ici, puisqu'à la représentation de samedi soir, tout s’est passé sans encombres. Les acteurs ont fait honneur à la pièce. La mise en scène de Jean Vilar, parfaite en tous points, affichait une complexité simple, où les jeux de lumières avaient une importance non limitée.
[Rappel du dispositif scénique propre au TNP.] C'est un procédé efficace. Pour l'acteur, il est évident que son jeu doit être partait, sinon le coup est manqué, et il ne pourra s'en remettre à la beauté ni à la richesse des décors pour faire oublier la déficience de son jeu.
Gérard Philipe, il va sans dire, était la coqueluche samedi, tout comme vendredi et dimanche. Le rôle sympathique de Ruy Blas qui se prête si bien à son attitude romantique n'a pas nui au succès. Mais la performance qu'il en a donnée était à l'emporte-pièce. Les rappels à la tombée du rideau le prouvent.
[Commentaire sur Daniel Sorano, Guy Provost.]
Le T.N.P. réussit à fusionner ses acteurs en un tout parfait. C'est pourquoi il est difficile d'admirer l'un plus que l'autre, de rendre hommage à celui-ci sans mentionner celui-là. [Commentaire sur d’autres comédiennes et comédiens.]
Chapeaux bas, messieurs, devant le sieur Jean Vilar et ses ambassadeurs du Théâtre National Populaire, Et comme moi, demandez-vous : “Quand nous reviendront-ils ?" » B. C., Le Droit, 21 septembre 1954.
« C’est assurément une excellente troupe que celle du Théâtre national Populaire que Paris nous a envoyée a l'occasion de l'Exposition française de Montréal. Une troupe riche d’une expérience de dix années, virile et jeune, encadrée de comédiens aussi prestigieux que Gérard Philipe, Jean Deschamps, Christiane Minazzoli et Daniel Sorano, un ensemble homogène et dynamique qui sous la direction de Jean Vilar, a conquis hier soir, après Montréal. L'appréciation unanime du public québécois dans Ruy Blas, une des rares pièces de Victor Hugo qui, avec "Hernani", ait passé le cap du siècle. (…)
[Longue introduction sur la pièce, son intrigue et le côté exagéré du drame romantique.]
Gérard Philipe, dans le rôle de Ruy Blas, met dans la balance tout son prestigieux talent de comédien. On admire son ardeur juvénile tant de fois révélée à l'écran, les accents déchirants, d'une grande sincérité, dont ce drame fourmille, tour à tour sa retenue et son exaltation devant l'objet de sa flamme.
[Compte rendu sur les autres comédiennes et comédiens.]
En un mot, une étincelante distribution de comédiens dont la maîtrise a fait de cette première représentation à Québec du TNP un véritable succès. Ce sont là de flatteuses prémices aux deux autres pièces que la troupe doit interpréter dans nos murs. » Raymond Brançon, Le Soleil, 24 septembre 1954.
« Le T. N. P. nous fit ce plaisir d'une pièce romantique et d'une distribution en or. Beau garçon et vedette de cinéma, Gérard Philipe, bien que peu de Montréalais soi-disant avertis en aient convenu est un excellent comédien à la scène.
C'est inimaginable que des souvenirs de lectures (...) puissent à ce point tenir lieu de souvenirs de théâtre. (...)
Assises dans une salle où l'on va, enfin !, vous jouer Ruy Blas, comment alors ne pas évoquer ce Mounet-Sully, ce Frédérick Lemaître qui, paraît-il, lançaient aux ministres les apostrophes fameuses (...) avec une fougue passionnée. Gérard Philipe, en guise de fougue, nous offrit une fiévreuse exaltation, et pour lui tenir lieu de passion patriotique se revêtit d'amour blessé et de douloureuse déception. Ce n'était pas peu ! Et son monologue de cent vers y gagna une familiarité triste qui, à mon sentiment dût-il vous scandaliser, me parut d'aussi bonne tradition que les cris de ses fameux prédécesseurs.
(...) Philipe, peu m'importe qu'on ait dit le contraire parmi ces difficiles critiques de mon pays, ne manquait pas de grandeur.
Quoi ! ce valet qu'a voulu Hugo, mais c'est la reine d'Espagne seule, le seul amour de la jeune Reine qui le fait grand ! Qu'il redevienne juvénilement inquiet, honteux et pitoyable devant Don Salluste me semble en tout point conforme à l'idée hugolienne.
Admirablement soutenu par un cynique, un élégant Don Salluste, campé oar Deschamps, un talentueux bouffon imaginé par Daniel Sorano (Don César), Gérard Philipe joua, une fois de plus de malchance avec "sa reine". La jeune actrice, Christiane Minazzoli, qui remplaçait à Montréal une Gaby Sylvia tout aussi inférieure à Paris, en février de cette année, n'avait pour elle que la blondeur vraiment nordique et l'aisance à porter bijoux, soieries lourdes et couronne royale. (...) elle débita les vers (...) sur un ton monocorde assez lassant.
Le problème du rythme et de la déclamation des vers a d'ailleurs fort inquiété nos "spécialistes" des journaux de Montréal. Accordant à Vilar cent mérites, (...) ils lui font grief de recueillir les éléments de sa troupe dans des milieux et des écoles divers. C'est lui reprocher justement ce qui fait l'originalité et la nouveauté du Théâtre National Populaire (...). » Lisette Morin, Le progrès du Golfe, 1er octobre 1954.
De plus, à l’occasion de la diffusion radiophonique de la pièce sur Radio-Canada, le 10 novembre 1954, La semaine à Radio-Canada du 7 novembre 1954 rappelait :
« (…) Le secret du TNP qui arrive à rendre accessibles ou convaincantes des pièces aussi dissemblables que Nucléa d'Henri Pichette ou Ruy Blas consiste en un dépouillement de l'acteur au profit de l'œuvre. Les mises en scène de Jean Vilar visent à ce but unique : nous présenter une œuvre dépouillée de tout ce qui est artifice ou accessoire. Le jeu des acteurs, le jeu des lumières, décors et costumes, ne sont là que pour rendre justice au texte. Jamais les auteurs n'ont été aussi bien servis...
Aussi, le texte de Ruy Blas, malgré ses invraisemblances, passe la rampe. 'est que les acteurs y croient. "Jamais je ne me suis senti ridicule en jouant ce rôle", nous confie Gérard Philipe. Et Jean Deschamps, qui avant d’être comédien fut professeur de littérature, reprend : "la pièce n’est pas si simple qu'on pourrait le croire. Les trois héros principaux représentent trois philosophies de la vie. Il y a Ruy Blas qui a rêvé d'un monde où la fraternité et la justice régneraient. Don Salluste, lui, a rêvé de pouvoir et de puissance. Et Don César se contente de rêver tout simplement.”
(…) Mais le grand mérite du TNP est d'avoir transformé Ruy Blas en un duo d'amour entre Ruy Blas et la Reine d’Espagne.
Après la création de la pièce, en février 1954, au Palais de Chaillot, Jacques Lemarchand écrivait dans le Figaro Littéraire : "Depuis Le Cid, je savais que Gérard Philipe était notre premier jeune tragédien. Depuis que je l'ai vu dans Ruy Blas, je sais qu'il est un grand acteur : il est capable de créer une tradition, en partant de l’œuvre la plus fréquemment jouée de Victor Hugo ... Il dit à la perfection les beaux vers si nombreux dans Ruy Blas, si classiquement dignes de toute la tradition du théâtre en vers français ; il ne les crie pas : ils sont assez beaux pour n'avoir besoin que de la voix humaine. Et je n’ai pas remarqué qu’il cédât, comme le font beaucoup de comédiens de sa génération, et jusque sur la scène de la Comédie-Française, à cette fausse pudeur du vers français qui les fait le briser en petits morceaux et multiplier les enjambements dans les tragédies de Racine. Les bons vers, les grands vers sonnent juste dans sa bouche, et il s'arrange des autres — il y en a tout de même beaucoup — avec bonheur et intelligence — avec franchise”. (…) »
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