En février 1946, Jean Vilar tourne un film de Marcel Carné, Les Portes de la Nuit. Il y incarne le Destin. Il vient d’obtenir le Prix du Théâtre pour Meurtre dans la Cathédrale de T. S. Eliott, décerné unanimement par la critique en août 1946. Mais, si l’on en croit cet entrefilet des Dernières Dépêches du 1er février 1946, il voit déjà très loin :
« Jean Villar (sic), metteur en scène de "Meurtre dans la Cathédrale" voir grand. Enhardi par le succès, il voudrait fonder, d’accord avec le théâtre Édouard VII une illustre compagnie.
On chuchote des noms, Maria Casarès, Gérard Philippe (sic), Pierre Dux.
Bref, une sorte d’United Artists français.
Le seul inconvénient est que les comédiens envisagés ne sont pas encore au courant. »
Ce projet d’association formé avec le Théâtre Édouard VII a vu le jour début janvier. Jean Vilar par lui-même (Maison Jean Vilar, 1991) en révèle les principes :
« Une association est formée entre Monsieur Béteille, Directeur du Théâtre Édouard VII, et un certain nombre de comédiens, pour une durée de deux ans, dans le but de créer dans Paris un centre théâtral où toutes les activités concernant le théâtre (jeux scéniques, représentations publiques, école, troupes, régies, administration, machinerie, service des éclairages…) soient utilisés, non seulement pour une fin commerciale et de profit, ais surtout dans le but désintéressé de servir l’art du théâtre.
Le siège et les manifestations artistiques de ce centre sera fixé et auront lieu au Théâtre Edouard VII, qui pour une durée de deux ans sera uniquement utilisé dans ce but. »
Cette vision du théâtre en forme de service semble déjà former une sorte de prémices de ce que sera le Théâtre National Populaire…
Jean Vilar approcha-t-il alors Gérard Philipe ? Il semble que cet écho n’ait été qu’une rumeur de coulisses. Jean Vilar n’y fera apparemment jamais allusion, et dans le célèbre récit de la rencontre du comédien et de l’animateur par le peintre et décorateur Léon Gischia, collaborateur et ami de Vilar qui assistait à leur entretien en octobre ou novembre 1948, on n’en trouve aucun rappel.
« (…) Contrairement à mon habitude, j’arrive en retard. Quelqu’un est en train de lire — et de mimer — (fort bien !) un poème. Pour moi c'est évidemment Philipe. Un grand jeune homme blond écoute et regarde le lecteur avec une déférente admiration. Ce ne peut être que l’auteur.
Présentations. Le grand jeune homme timide et blond, c’est Gérard Philipe (il s’est fait décolorer les cheveux pour jouer dans le film Tous les chemins mènent à Rome). Le lecteur si sûr de lui, c’est Henri Pichette qui vient de donner à Vilar la primeur de ce qui deviendra par la suite Nucléa (si je ne me trompe...).
Après bien des tergiversations et des détours, au tout dernier moment et lorsque Philipe s’est déjà levé pour partir, Jean se décide enfin à manger le morceau. Avec une apparente désinvolture, il offre à Gérard de jouer le Cid au prochain festival d’Avignon qu’il est en train de mettre sur pied. Gérard qui jusque-là a été la gentillesse même, devient aussitôt très réservé. Il a l’air de considérer la proposition comme saugrenue. D'ailleurs il déclare n'être d’accord ni avec Corneille en général, ni avec le Cid en particulier.
Lorsque nous nous retrouvons seuls, Jean est furieux : "Quel petit c... ! Comment peut-on parler ainsi de Corneille !" Il décide une fois pour toutes de se passer de vedettes et, pour commencer, de monter le Cid "avec les moyens du bord". — "On leur fera voir qu'on n’a pas besoin d’eux... et que le théâtre c’est autre chose !" »
Ce qui deviendra une des plus extraordinaires associations théâtrales, un compagnonnage fidèle et une amitié solide se nouera finalement en 1951… Gischia poursuit :
« Deux ans plus tard (1950), Jean joue l'Henri IV de Pirandello à l'Atelier. Un coup de téléphone me réveille à deux heures du matin : "Tu ne devineras jamais qui est venu me voir dans ma loge et m’a proposé de travailler avec nous ?... Gérard Philipe !" — "Et qu'est-ce que tu vas lui faire faire ? " — "Rodrigue, bien entendu !" » (Cité dans Souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, Gallimard, 1960, p. 125).
Quant à Maria Casarès, elle rejoindra le Théâtre National Populaire en 1954.
Illustration : Jean Vilar et Gérard Philipe (dessin au fusain d’après photographie)
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