1949 – Une traversée de Genève avec Gérard Philipe : interview (1)


En mars 1949, alors qu’il joue Le Figurant de la Gaîté d’Albert Savoir au Théâtre du Montparnasse, Gérard Philipe profite d’un jour de relâche pour se rendre en Suisse, afin de défendre son dernier film, Une si jolie petite plage. Accompagné par le producteur du film, M. Darbon, l’acteur est accueilli à l’aéroport de Cointrin par « M. Michel Paulvé, de Ciné-Office, de Lausanne ». À son arrivée, « (…) souriant, Gérard Philippe a déclaré que le voyage s'était effectué dans d'excellentes conditions, favorisé au reste par le beau temps. (…) »

La presse est évidemment présente et rapporte que :

« (…) Gérard Philippe traverse Genève et veut bien, avant que de gagner la rive vaudoise, accueillir le "Journal de Genève". Il met pied à terre devant les bureaux de "Swissair", et dans la timide lumière de l'avant-printemps, sa chevelure jette une vive clarté fauve. Le teint pâle, un beau grand visage ferme et doux à la fois et dont les traits et les frémissements sont inscrits pour toujours dans des milliers et des milliers de mémoires. Le succès n'a pas touché à sa jeunesse et à sa simplicité. Il est la bonne grâce même, et c'est à peine s'il est besoin de l'interroger. »

 


Le journaliste retranscrivant les réponses de Gérard Philipe sans mentionner ses questions, on peut donc s’amuser à insérer des intertitres :

 Se rend-t-il à Lausanne ?

 « "Oui ! à Lausanne, pour y présenter "Une si jolie petite plage", mon dernier film." »

 Un autre film à costumes ?

 « "Oh ! très différent de "La Chartreuse de Parme". Toujours aller à des œuvres nouvelles, c'est là l'intérêt du métier. Celle-là, je l'aime vraiment... et mieux encore que cela !" »

 Viendra-t-il jouer en Suisse ?

 « "J'aimerais fort à venir jouer en Suisse, mais jusqu'à présent, l'occasion m'a échappé. Un temps j'avais pensé pouvoir donner "Le Figurant de la Gaîté" à Lyon, puis du même coup, à Lausanne. Cela n'a pu s'arranger..." »

La pièce est-elle terminée ?

 « "Non ! je n'abandonne pas ce cher "Figurant", mais le lundi nous faisons relâche au Montparnasse-Baty. Alors j'en profite, et ce soir je reprendrai le train pour Paris." »

Il est vrai que la pièce ne peut se passer de lui…

 « "Pas du tout ! Je ne suis pas seul à porter tout le poids du "Figurant de la Gaîté". La critique exagère. C'est une pièce très plaisante que celle de Savoir, et bien jouée par tous mes camarades. Mieux que plaisante à mon sens : elle cache le drame de l'homme que façonnent ses habits et qui, sous les oripeaux changeants et multiples du figurant se sent devenir d'autres êtres que lui-même..." »

 Que pense-t-il de la critique parisienne ?

« "La critique ? Et parisienne ? C'est à regretter un Francisque Sarcey. Certes, elle a beaucoup de talent, mais le terrible c'est qu'elle se croit objective alors que chacun de ceux qui l'exercent suit trop uniquement son sentiment et aussi ses préoccupations. Sévère à l'endroit d'un Jean-Louis Barrault après tant de succès, sévère à un Camus aussi, et peut-être parce que l'un et l'autre sont novateurs à l'excès." »

 Ses projets ?

 « "Mes projets ? Deux films d'abord : l'un de René Clair, puis une bande nouvelle de Sigurd, l'auteur d'"Une si jolie petite plage", et qui sera, cette fois, son propre metteur en scène." »

 Encore une co-production avec l’Italie ?

« "Non ! si je tourne l'un d'eux en Italie, c'est par hasard. Je ne vois rien de systématique dans cette collaboration franco-italienne. Il est exact que les conditions de la production sont difficiles, le demeurent en France. Vont-elles s'améliorer ? Vraiment, je n'en puis rien dire... " »

 Sa carrière devient donc purement cinématographique…

« "Oh ! je n'abandonne pas la scène. Mon prochain spectacle sera tout justement une pièce nouvelle de Camus." »

 Et Les Épiphanies ?

 « "Pas de reprise à l'horizon des "Épiphanies", mais vous pouvez dire que Pichette est en train d'écrire une pièce que je créerai. Rien de conformiste dans sa manière, naturellement ! Cela sera dans le style de son premier poème scénique. Quand ? D'ici un an peut-être..."  »

 Il est vrai que la critique n’a guère apprécié le texte. Sans doute les chroniqueurs dramatiques sont-ils trop vieux…

 « "Pas de critiques chez les jeunes ? Mais, réfléchissez, c'est compréhensible : ils ne sont pas encore installés !" (A six cent kilomètres on entendit à ce bon mot monter le rire de Sacha Guitry. Vrai mot d'auteur !)

"Moi ? Auteur dramatique ? Pas du tout."

Comme il avait échappé aux douaniers de la douane, Gérard Philippe alors échappa à ceux de l'interview, et l'auto reprit dans son ombre la flamme des cheveux, le droit, le clair regard d'un des plus prestigieux jeunes acteurs de ce temps. » Journal de Genève, 1er mars 1949.

 

 À suivre pour la suite de ce séjour en coup de vent

 

Francisque Sarcey (1827-1899) était un éminent critique dramatique, désormais plus connu pour les moqueries dont il était l’objet de la part de la fine équipe du Chat Noir :  Alphonse Allais l’a beaucoup égratigné dans des chroniques et nouvelles que Sarcey prenait avec beaucoup d’humour. On lui reprochait parfois un style ampoulé et exagérément littéraire.

Les deux projets évoqués par Gérard Philipe (et qui n’aboutiront pas) sont très probablement le film Paris chahute au gaz,  dont le scénario aurait dû également être signé par Jacques Sigurd (auteur d’Une si jolie petite plage et de Monsieur Pégase, géomètre dont le titre définitif sera Tous les chemins mènent à Rome. Voir aussi L’Écran Français, 16 mai 1951) et Les Justes d'Albert Camus. Gérard Philipe n’ayant pu se libérer, c’est finalement Serge Reggiani qui incarnera Ivan Kaliayev dit Yanek, aux côtés de Maria Casarès (Dora). La pièce sera créée au Théâtre Hébertot le 15 décembre 1949.

La pièce de Pichette, à laquelle il est fait allusion, est Nucléa, créée par le TNP au Palais de Chaillot le 3 mai 1952, avec et dans une mise en scène de Gérard Philipe. Malgré les qualités de l'écriture et une mise en scène d'avant-garde passionnante à la bande-son novatrice, ce fut un échec public.

 

Illustration : © Journal de Genève, 1949.

Commentaires