1951 – Radio : "Lorsque cinq ans seront passés" de Lorca, une "grande première" française portée par Gérard Philipe

 "Lorsque cinq ans seront passés" de Federico Garcia Lorca

La radio forme une part importante mais souvent négligée de la carrière de Gérard Philipe. Ce mode d’expression théâtral qui fait tant appel à l’imagination – et demande aux comédiens d’autant plus de justesse dans l’expression de leurs personnages que le reste de la dimension « corporelle » leur fait alors défaut–, a apparemment beaucoup intéressé le comédien. Il apparaîtra régulièrement dans des dramatiques spécialement conçues pour la radio, tout comme dans des retransmissions radiophoniques de pièces de théâtre qu’il interprète en scène. (On peut se reporter à une liste de ses principales apparitions.)

Si l’on ne peut écarter l’idée que, pour le jeune comédien des années 1940, enregistrer pour la radio ait été une source de revenus complémentaires, il est manifeste que la dimension populaire de l’exercice ne pouvait que le séduire. Prêter sa voix à des œuvres connues ou faire de la création radiophonique devient alors un autre pendant de son élan vers un autre public ; ce même public auquel s’adressait le Théâtre National Populaire de Jean Vilar. (En effet, dans les années 1950, la radio domine encore très nettement la télévision, tous les foyers ne possédant pas encore de téléviseur. Elle joue un rôle de diffusion culturelle majeur.)

On connaît l’ambition de metteur en scène de théâtre de Gérard Philipe, comme l’audace de ses choix d'interprète et de « régisseur » : ils se fixent autant sur l’avant-garde (Les Épiphanies et Nucléa, pièces de son ami Henri Pichette) que sur des fresques complexes et/ou « historiques » (Lorenzaccio, La Nouvelle Mandragore). La dramatique radio lui offrait également un terrain fertile pour déployer sa vision d’un texte.

En 1951, il se passionne pour une pièce de théâtre espagnole, Así que pasen cinco años (Lorsque cinq ans seront passés) de Federico García Lorca (1898-1936), restée inédite en Espagne en raison de la mort du poète. La presse ne s’y trompe pas. Pour annoncer cette dramatique, Paris-presse L’Intransigeant ainsi que L’Aurore mentionnent une « grande première » (13 mai 1951). La pièce ne sera montée à Paris que le 19 décembre 1958 au Théâtre Récamier, dans une mise en scène de Guy Suarès, avec Laurent Terzieff, Jean-Marie Serreau, Pascale de Boysson, etc.

Si le producteur est bien Gérard Herzog (il aurait distribué les rôles, selon Paris-presse, L’Intransigeant du 13 mai 1951), c’est bien Gérard Philipe qui est le maître d’œuvre, orientant parfois le choix des acteurs.

Parmi ces derniers, figure Maria Casarès, partenaire de Gérard Philipe dans Fédérigo, La Chartreuse de Parme et Les Épiphanies. Par son immense talent, sa nationalité et son habitude des dramatiques radio, elle est évidemment incontournable pour servir une pièce de Lorca.

Dans une lettre du 28 janvier 1951 à son amant Albert Camus, la comédienne relate ces séances d’enregistrement :

« (…) Gérard Philipe monte à la radio la dernière pièce de Lorca, Lorsque cinq ans seront passés… Il y a ajouté du texte à lui et en a retranché quelques scènes qui lui paraissaient superflues – pour la réalisation technique, il a choisi un metteur en onde qui brille par son absence ; c’est lui-même qui se charge de tout le travail et il faut entendre son ton de maître lorsqu’il interrompt une scène pour dire : "Là, n’est-ce pas ?", je voudrais m’amuser avec quelques bruits, quelques grognements qui dénotent la présence du "joueur de rugby". Il se charge aussi du rôle principal et ne se gêne pas pour saquer un jeune comédien dont la voix lui paraît un peu trop grave. Lorsque la première séance a pris fin, je n’arrivais pas à fermer ma bouche, grande ouverte depuis le commencement.

Ceci dit, il y est pour peu de chose ; ce sont les autres, ceux qui l’entourent et qui en rient derrière son dos, qu’il faudrait condamner. (…) » (Lettre n°394, publiée dans Albert Camus Maria Casarès, Correspondance 1944-1959, Gallimard, 2017.)

 

Ce ton mi-figue mi-raisin s’explique très probablement par la jalousie de Camus envers Philipe par rapport à Casarès : elle aurait alors tenté de le rassurer à demi-mot. Camus avait été « exaspéré » par un ragot colporté par Paris Match qui faisait du comédien « l’amour mystérieux de [la] vie [de Maria Casarès] » (lettre n°256, du 17 mars 1950, Ibid.) Par la suite, l’écrivain et philosophe témoignera d’une certaine réticence envers Gérard Philipe, et qui se dévoile dans cette correspondance.

En 1960, Marcelle Auclair, l’adaptatrice québécoise de la version française de Lorca, se souvenait de ces séances de travail intenses. Enthousiaste, elle insiste sur la rapidité de la mise en place et sur l’humilité du metteur en ondes par rapport au texte, même si l’on peut douter de l’enchaînement si rapide dont elle se souvient. (Il y a probablement eu plus de répétitions avant l'enregistrement définitif.)

Elle raconte :

 « Je ne l’ai vu que rarement [Gérard Philipe], mais je le connaissais bien. Pourquoi ? J’ai, pendant quelques jours travaillé avec lui. Et la leçon qu’il m’a donnée est une leçon de travail.

Voici.

Je reçus, un matin, un coup de téléphone de Gérard Philipe : il me demandait si j’accepterais qu’il monte, pour la radio, une pièce de Federico Garcia Lorca que j’ai traduite, Lorsque cinq ans seront passés. Il venait de découvrir cette pièce, et il en était ébloui. Il interpréterait lui-même le rôle principal.

Il dit alors :

— Pourriez-vous venir immédiatement à la radio ?

— Comme cela, tout de suite ?

Tout de suite : Gérard Philipe ne se tenait pas d’impatience.

Une demi-heure plus tard, j’arrivai à la radio où Gérard, entouré des techniciens, distribuait déjà les rôles. Distribution éblouissante. (…)

Mes lecteurs ignorent peut-être à quel point il est difficile d’être l'auteur d’une pièce qu’interprètent des acteurs célèbres : c’est à peine si l’on ose leur donner une indication. Or, Gérard Philipe les sollicitait.

Son immense talent, son obstination à l’ouvrage n’avaient d’égale qu’une stupéfiante modestie. Il n’avait de repos qu’il n’eût trouvé l’intonation juste. Enhardie, il m’arriva de lui dire :

— Gérard, ça n’est pas tout à fait ça ... Ne pensez-vous pas que telle phrase, qui paraît, à première vue, n’être que poésie, gagnerait à être, rapprochée du réel par un ton extrêmement direct ?

Et Gérard reprenait, une fois, dix fois, l’enregistrement.

J’ai eu, depuis, bien des rapports avec des comédiens : jamais je n’ai trouvé une recherche si assidue de la perfection, une telle conscience professionnelle.

Que de fois, dans mon propre travail, je me suis rappelé ce que Gérard Philipe m’a ainsi enseigné ! Quelle leçon il nous donne à tous !

C’était peu de chose, que cette émission, dans la carrière d’un acteur comme lui. Pourtant, il la "fignola" comme si en dépendait tout son avenir de comédien. » Le Devoir, 27 janvier 1960.

 

 Le résultat est enthousiasmant, si l’on en croit le compte rendu de Pierre Drouin :

« Il faut à la chaîne nationale, chacun sait cela, des émissions de prestige. (…)

"Lorsque cinq ans seront passés", de Federico Garcia Lorca (…) avait sur les programmes ce petit air innocent des pièces radiophoniques. La liste des acteurs mettait ma foi l'eau à la bouche : Gérard Philipe, Maria Casarès, André Brunot, Jacques Charon, Michèle Alfa et Tania Balachova. Mais quand le premier s'est mis à parler, on a compris qu'il s'agissait d'autre chose. Trop tard. Le chatoiement des images, la conflagration des mots, ta consistance singulière des personnages un jeune homme, un mannequin, un chat, un Arlequin, un écho vous empoignent aussitôt. Les dimensions du théâtre ont éclaté, vous êtes projeté dans le plus insolite des paysages poétiques. (…) Mme Marcelle Auclair a adapté en virtuose ces arpèges du verbe, sur l'amour et la mort, mis en ondes par Gérard Herzog, et nous n'avons rien perdu pour entendre la musique naïve de Claude Arrieu, inspirée des violoneux de noces villageoises. » Le Monde, 15 mai 1951.

 

Espérons que cette dramatique, diffusée le 12 mai 1951 (la date du 20 février 1951 indiquée par Martine Le Coz est erronée, contredite par les annonces des quotidiens), puisse être de nouveau écoutable sur France Culture, ou sur l’un des sites réservés au « grand public » de l’Institut National de l’Audiovisuel…

 

Pièce de Federico Garcia Lorca, adaptée en français par Marcelle Auclair, poèmes traduits en français par Michelle Prevost (durée : 72 minutes)

Avec : Maria Casarès (Consuelo), Gérard Philipe (l’amoureux), Michel Alpha, Nelly Benedetti, Léon Berthon, André Bruno, Jacques Charron, François Chaumette, Christian Gérard, Jacques Illing, Jacques Marin, Nathalie Nerval, Martine Sarcey, Lise Topart et Jean Topart.

Produit par Gérard Philipe. Réalisation : Gérard Herzog.

 

On peut lire une analyse de cette dramatique et un résumé de l’intrigue dans le Dictionnaire Gérard Philipe de Martine Le Coz (L’Harmattan, 1994). On en trouve également un synopsis détaillé dans « Les voix de l’homme et de l’ombre dans "Quand cinq ans seront passés" de Federico García Lorca » par Gérard Lavergne, dans Lorca. L'écriture sous le sable. Édit. Thibaudeau, Poitiers, La Licorne, 1999.

À défaut de pouvoir écouter la production de Gérard Philipe, la plateforme Madelen de l’INA propose d’entendre l’adaptation de Marcelle Auclair lue par Michel Bouquet (accès payant).

 

Illustration : couverture d’une édition espagnole.

 

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