1952 – Gérard Philipe joue "Le Cid" aux Archives nationales

détail de l'affiche de Jacno (Le Cid à l'Hôtel de Soubise en 1952)

Du 30 juin au 6 juillet 1952, la troupe du Théâtre National Populaire (avec Gérard Philipe) joue Le Cid à quelques mètres du lieu de sa création, sur des tréteaux en plein air. Mais Jean Vilar, le directeur du T.N.P. est incapable de diriger les comédiens. Il a été hospitalisé début juin, après une année harassante : si le Théâtre National Populaire rencontre un très grand succès, l’entreprise est également attaquée de toutes parts, pour des raisons autant artistiques que politiques.

C’est donc Gérard Philipe qui prend les choses en mains. Jean Vilar lui a d’ailleurs abandonné la « régie » (mise en scène) du Lorenzaccio qui sera créé en Avignon lors du prochain festival avec un immense succès.

Ces représentations du Cid se déroulent dans la cour de l’Hôtel de Soubise, un hôtel particulier du XVIIIe siècle situé dans le Marais (à Paris), non loin de l’emplacement du Théâtre du Marais du XVIIe siècle.

Hôtel de Soubise, Centre historique des Archives Nationales (Paris)

Le 24 juin 1952, L'Information financière, économique et politique annonce ces reprises :

 « C’est au cœur du Vieux Paris, à 100 mètres du lieu où fut créé Le Cid, que le Théâtre National Populaire va dresser ses tréteaux, dans la Cour du Palais Soubise qui, depuis Napoléon, est affecté aux Archives Nationales et qui fut construit dans l’ancien "marais" asséché par les Templiers au XIIIe siècle et devenu, au temps des Précieuses, le cœur de la vie élégante.

Il est bien certain que dans cet admirable cadre du XVIII e siècle, et "sous cette obscure clarté qui tombe des étoiles", Le Cid de Jean Vilar prendra un extraordinaire relief.

La distribution sera la suivante :

Rodrigue, Gérard Philipe ; Chimène, Françoise Spira ; Don Diègue, Jean Deschamps ; Don Gormas, Jean Leuvrais ; L’Infante, Monique Chaumette ; le roi, Jean Vilar [il a été remplacé] ; Don Sanche, Don Négroni, Don Alonse, Charles Denner ; Don Arias, Jean-Paul Moulinot ; Léonore, Geneviève Faure ; Elvire, Lucienne Le Marchand ; le page, André Schlesser. »

 

affiche de Jacno (Le Cid à l'Hôtel de Soubise en 1952)

Gérard Philipe répète le Cid dans la cour de l’hôtel de Soubise

Quand Georges Beaume rédige en août 1952 un portrait nuancé de Gérard Philipe, mi-sucre mi-fiel, il évoque les répétitions menées par le dynamique rôle-titre.

 « Un soleil impitoyable écrase sur le pavé de la cour de Rohan-Soubise ses flaques écumantes. Torse nu, la chaleur leur dessinant sur la poitrine des méandres géographiques, les ouvriers s’affairent avec méthode : l’un disposant des chaises pliantes, l'autre les numérotant, un troisième installant ici un praticable pour Chimène, plus loin le trône du roi d'Aragon. Quelques comédiens, dont plusieurs se protègent des ardeurs du soleil par un bicorne en papier journal, voire un mouchoir largement étalé, répètent sur le plateau nu, d'où s'élève, dansante, une impalpable poussière d'or. Parmi eux, le visage creusé par une joyeuse fatigue, la barbe sale, l'œil d'un vautour qui surveille sa couvée : Gérard Philipe. Inlassable, attentif on ne peut plus, des fourmis plein les jambes, il anime la répétition, fait reprendre autant de fois qu'il le faut l'entrée des personnages, quelquefois souligne une intonation, avec l’autorité déjà sans réplique d'un César adolescent. Est-ce son tour d'entrer dans le jeu, qu'il bondit, emplit du coup la scène, et, tout à son plaisir, d'une voix sonore et qu'il ne retient plus, lance vers le ciel les stances du Cid comme s’il venait de les improviser. […]

Chimène, à l'instant, se jette aux pieds de son roi. Philipe, sautant à bas de l’estrade avec la vivacité de Fanfan, s’est installé à califourchon sur une chaise, au premier rang. Sa femme, Nicole, s'inquiète de le voir en nage ; lui propose un lainage. Il n'entend rien, ne voit rien. Seul compte pour lui ce qui se passe sur ce plateau incandescent. […]

À distance respectueuse, un cercle de curieux contemple les ébats de ces fauves en liberté. Des jeunes filles se poussent du coude, se désignent Gérard Philipe, et roucoulent, le dos rond. La chaleur se fait moins dense. Les ouvriers s'épongent gravement. […] »

 

Mais c’est aussi l’occasion pour le chroniqueur de se remémorer le « petit week-end de Suresnes », qui marquait les débuts du T.N.P., et de louer l’acharnement au travail du comédien-régisseur :

« Au soir de la générale du Théâtre National Populaire à Suresnes, j'étais allé, comme tout le monde, applaudir et Corneille et Philipe. La salle réunissait plus d’habitués des Ballets des Champs-Élysées, pour dire vrai, que de métallos en salopette. Un souper nous avait été servi, à l'issue du spectacle, dans un réfectoire qui sentait la caserne. Pour 150 francs, j'y ai sucé quelques rondelles de saucisson avec Minou Philipe, élégante à souhait et scintillante de bijoux, et la princesse de Haiderabad, vente de Londres par avion pour admirer Gérard. Lorsque la princesse me versait du vin rouge, une émeraude gigantesque qu’elle portait au doigt jetait mille feux à travers le picrate. Bref, ce théâtre-là ne me paraissait populaire que par anti-phrase.

Mais les snobs, qui firent les premiers beaux soirs du T.N.P. sont partis. Et des acclamations, chaque soir, ici ou là, remercient Rodrigue ou Hombourg. Il faut bien dire que, sans Philipe, jamais sans doute un tel répertoire n'aurait atteint semblable public. C'est encore, pour lui, une bataille gagnée. Et dont il peut être fier à bon droit. […]

Son talent est un des plus authentiques que nous possédions. Par éclairs, il frôle le génie. Mais peut-on parler du génie d'un interprète ? La question est posée depuis longtemps ; jamais résolue. Philipe y a pensé ; il veut plus et mieux. On en vient néanmoins à craindre qu'il ne se sclérose. Que, par paresse, ou complaisance, il se laisse aller à jouer les Gérard Philipe. On rêve à Garbo, jamais tout à fait la même, jamais tout à fait une autre. Peut-être aussi le plaisir de la découverte s'est-il émoussé, On croit déceler l’artifice, le truc de l'homme de métier. Tant de virtuosité éblouit un temps. Nous nous ressaisissons, et demandons qu'on nous montre le cœur. […]

Quand il se consacre à une tâche, qu'elle soit menue ou importante, il la mène au bout avec la même constance. Elle seule l’occupe. Nous déjeunions, il y a peu de temps, sur la terrasse du musée de l'Homme : endroit que personne ne connaît, el qui est d’autant plus agréable. Paris, à nos pieds, scintillait au soleil. C'était la seule heure de détente que Philippe (sic) s’accordât dans la journée.

— Je me demande comment diable je fais, m'expliquait-il. Moi qui, naguère, n'avais pas besoin de moins de dix heures de sommeil par nuit pour me sentir dispos, depuis dix-huit mois je dors à peine six heures, et m'en accommode fort bien. À croire que le travail m'est encore plus indispensable que le sommeil.

Nous bavardions de choses et d'autres : le rare plaisir de parler pour ne rien dire. I évoque le film de Buñuel qu'il va tourner au Mexique, sur un scénario de son ami Jacques Sigurd. Puis brusquement se lève, repousse son assiette, son steak à peine entamé, et, après un rapide coup d'œil à sa montre-bracelet :

— Il est 2 heures. C’est physique : je ne peux plus avaler une bouchée. Je ne veux pas faire attendre les autres comédiens.

Et de s’envoler, la bouche pleine, vers sa répétition.

Dans une heure, les projecteurs fouilleront les galeries de l'hôtel de Soubise, dénichant dans l’ombre des fantasmagories princières. Un public recueilli écoutera des vers qu'il sait par cœur, et qu’il croira, dans la bouche de Gérard Philipe, entendre pour la première fois. Gérard, grandi, élargi, haussé par le rutilant costume du Cid vient à moi.

— Il faut que tu viennes à Avignon, voir Lorenzaccio. Je suis passionné...

Je dis "oui, oui" du bout des lèvres. Un agent de police tend vers Gérard un carnet d’autographes. […] » (Georges Beaume, Vedettes sans maquillage, La Table Ronde, 1952, pp. 64-71.)

Gérard Philipe, le Cid devant l'Hôtel de Soubise


Le Cid à Soubise, une reprise ratée ?

 

Mais, si l’on croit Thierry Maulnier (qui chronique cette reprise dans le quotidien Combat, le 11 juillet 1952), cette reprise montre un certain essoufflement, et surtout un certain asséchement dans le jeu de Gérard Philipe. Aussi le met-il en garde…

« […] [Le lieu que Jean Vilar] a choisi, la cour du Palais des Archives, est particulièrement bien adapté au théâtre, parce que les dimensions en sont vastes sans être décourageantes par leur immensité, parce que l’harmonie du corps de logis central et les courbes symétriques des deux colonnades mettent l’hôtel Soubise au rang des merveilles. Que cette architecture, dans la douceur du soir, avant que la nuit tout à fait descendue et le jeu des acteurs sur la scène vivement illuminée l’aient pour ainsi dire dissoute dans l’ombre, se laisse contempler avec grâce et avec grandeur ? J’ai donc revu Le Cid de Jean Vilar pour la troisième fois […]. Je ne m’attacherai aujourd’hui qu’aux changements […]

La mise en scène, elle reste éclatante et majestueuse, un peu abstraite et gratuite parfois dans la géométrie de ses mouvements (j’ai déjà noté que Chimène et Rodrigue étaient, dans leur duo célèbre, placés de telle sorte que l’aimantation physique qui semble à chaque instant prêts de les jeter dans les bras l’un de l’autre, cette tension de l’un vers l’autre perdaient de leur force). L’artifice par lequel, au moment du récit, le roi et ses seigneurs venaient s’asseoir parmi les spectateurs, en laissant toute la scène à Rodrigue et en lui permettant de parler de face, a disparu au Palais des Archives. J’en ai eu un léger regret.

Autre regret, plus accessible : Jean Vilar, encore convalescent, n’avait pas repris le rôle du roi, que je l’ai vu jouer en Avignon de façon inoubliable. Son remplaçant s’acquittait honnêtement de sa tâche. […]

C’est Jean Leuvrais, si je ne me trompe, qui joue maintenant le rôle de Don Gormas. Plus à l’aise, me semble-t-il, que dans l’emploi de jeune premier, il manque encore un peu de la force du personnage, mais il est net et juste.

Que Françoise Spira se méfie de la tentation de tourner son personnage à l’élégiaque, de l’arrondir aux angles. Elle s’est délivrée d’une certaine raideur dans le jeu des sentiments, d’une certaine façon de jouer trop littéralement le texte, mais elle a perdu en même temps que la netteté, la violence d’un certain accent dans la revendication du devoir de vendetta […].

Monique Chaumette a fait, depuis Suresnes où elle méritait déjà des éloges, des progrès saisissants. Je n’hésite pas à écrire que dans la cour de l’hôtel de Soubise, c’est elle, c’est son personnage de l’Infante, qui m’a le plus intéressé. Pas un instant de sentimentalité, de mollesse. Toute la fermeté espagnole de cette petite princesse fermée, cuirassée dans sa gloire douloureuse comme dans la robe d’or de Gischia. Il est admirable qu’au bout de tant de représentations, alors que la tendance naturelle des comédiens est au relâchement, ou au dessèchement, à la mécanisation du jeu, celui de Monique Chaumette reste ainsi dense, nourri de l’intérieur, vrai.

J’en viens à Gérard Philipe. J’en viens à Gérard Philipe pour lui dire de prendre garde. Est-ce cette usure du rôle entre les mains de l’interprète, dont je parlais à l’instant ? Est-ce l’effet d’une fatigue passagère ? Son Rodrigue m’a paru, cette fois, avoir perdu de cette vie étincelante, de cette ardeur, de cette tension amoureuse et guerrière qui avaient si fortement ému le public de Suresnes. Les gestes, les attitudes restaient à peu près les mêmes, mais le jeu s’était amorti, la joie, la douleur, la jeunesse étaient comme décolorées. Il manquait l’autre soir à Gérard Philipe cette conviction profonde du comédien, à quoi ne supplée aucun accent extérieur, aucune virtuosité de métier. Il ne croyait pas au Cid, il ne croyait pas être le Cid ce soir-là et il ne nous faisait pas croire qu’il l’était. Je sais bien qu’on ne peut, sans injustice, prétendre juger un comédien, si grand soit-il, sur une cinquantième, ou une centième. Mais l’alternance, de règle au T. N. P., mais les changements de lieu, devraient aider à préserver la fraîcheur, et ce n’est pas impossible : voir Monique Chaumette. Donc, il n’est peut-être pas inutile de rappeler à Gérard Philipe, au moment où il se prépare à nous donner ce Lorenzaccio où il devrait être incomparable, les pièges qu’il peut y avoir dans une facilité trop triomphante, dans trop de salles en transes à l’entrée de l’idole, dans trop d’acclamations, dans ce sournois "je n’ai qu’à paraître" qui se glisse dans l’inconscient, et parfois dans le conscient, des artistes chéris des dieux. »

 

À l’inverse, Michelle Tisseyre, la présentatrice québécoise d’une émission de télévision qui recevra Gérard Philipe en 1958, gardera un souvenir ébloui de ce Cid… Le comédien sera d’ailleurs filmé dans la récit fait au roi « Nous partîmes cinq cent… », sans doute la seule trace existante un peu longue de ce Cid qui a marqué l’imaginaire du théâtre… (On peut d’ailleurs voir cette vidéo en suivant le lien ci-dessus.)

 Gérard Philipe dans Le Cid (Corneille)

 

Illustrations : Jacno, affiche du Cid (Théâtre National Populaire) : La Gazette Drouot – Façade de l’Hôtel de Soubise : photographie de Marko Kudjerski (Wikipedia) – Bibliothèque nationale de France-Gallica pour les articles. - photographie de Gérard Philipe devant l'Hôtel de Soubise (publiée dans Paris-Théâtre n°83 sur Ruy Blas (collection personnelle).

 

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