1948 – Comment adapter Stendhal au cinéma ? "La Chartreuse de Parme" vue par Jean Desternes

affiche de "La Chartreuse de Parme" (© DR)
 

L’adaptation de La Chartreuse de Parme au cinéma a fait couler beaucoup d’encre lors de sa sortie. L’un des textes les plus intéressants et les plus développés de ce débat par presse interposée est celui de Jean Desternes, « De adaptatione (à propos de La Chartreuse de Parme) » publié dans La revue du cinéma d’août 1948 (n°16), pages 29 à 40).

Passant en revue les « trahisons » et modifications du film par rapport au roman, sa sévérité est dirigée contre l’adaptation de Christian-Jaque, car, conclut Jean Desternes, si « un cinéaste littéraire [démarque] un livre connu ou inconnu, nous [lui] pardonnerons de grand cœur s'[il] nous [donne un chef-d'œuvre] » (p. 40). Or, à ses yeux, le film de Christian-Jaque est loin de l’être, et, de toute façon, « Stendhal est inadaptable ».

En l’espèce,

« il serait inutile d'insister sur la simplification effarante de la psychologie et la vulgarisation de ce qui ne saurait souffrir le travestissement des images si cela ne nous renseignait aussi crûment sur la gageure de traduire à l'écran un texte littéraire.

Un film est d'abord rédigé sur papier. Mais on doit l'écrire comme on "écrit" une symphonie. Si la fin dernière de Stendhal ou de Valéry a été d'atteindre une vérité humaine ils ont œuvré avec des mots en un certain ordre assemblés. » (p. 40).

Voici de larges extraits de ce texte passionnant, qui donne un excellent aperçu du débat qui fit rage à l’époque.

« [….] il n'y a guère d'auteurs moins cinématographiables [sic] que Stendhal, malgré ses sujets étourdissants. Car avant tout, c'est un style, et c'est un homme. […]

Il peut se faire, comme Jean George Auriol le souhaitait récemment, que nous ayions un jour des cinéastes stendhaliens. Nous n'aurons jamais sur l'écran que d'honorables trahisons de Stendhal.

Bien sûr, il convient de lutter contre la manie de médiocriser [sic] les chefs-d’œuvre. Mais, si lamentable soit-elle, une adaptation cinématographique laisse intact le prestige d'un bon livre et incite des spectateurs — qui sans cette occasion n'en auraient jamais eu envie — à se reporter à l'auteur. […]

Or non seulement une adaptation de La Chartreuse de Parme amène au roman des milliers de lecteurs — et de relecteurs, mais le moins curieux devra, devant les divergences du texte et de l'image, se poser des questions et parfois même y répondre. […] » [p. 29]

Après avoir évoqué la « belle transformation à vue de héros littéraires » faite par Ivan Mosjoukine en Julien Sorel dans le film de Tourjanski et le scénario de Jean Aurenche du Rouge et du Noir écrit pour Autant-Lara (et que Gérard Philipe tournera bien plus tard !), l’auteur estime que « les scénaristes devaient bien demander à Henri Beyle une méthode d’inspiration ». [p. 30]

« Lorsque Christian Jaque déclare : "Il importait d'éliminer ce qui était du domaine littéraire pour ne conserver que la trame dramatique", notre premier mouvement est un sursaut d'indignation, ou un ricanement. Cependant, il faut bien avouer que c'est lui qui a raison et que, pour adapter Stendhal à l'écran, la première chose à faire est de supprimer Stendhal. Car lorsqu'il s'agit de tirer un film d'aventures d'un feuilletoniste qui ne prétend que divertir ses lecteurs, vive le feuilleton en images ! On m'accordera que Stendhal a su faire autre chose. Lui romancier de cape et d'épée ? C'est lui qui vit sous cape et ferraille d'une lame autrement acérée que la rapière de d'Artagnan pour pourfendre ses baudruches favorites.

Très modestement, et très courageusement, Pierre Véry et Pierre Jary se sont efforcés d'extraire de La Chartreuse ce qui "passait la rampe", avec la consigne de défigurer, mais le plus charitablement possible, événements et caractères. Dès qu'ils eurent accepté l'opération, il ne leur restait plus qu'à manier le bistouri de façon à limiter les dégâts et à employer tout leur talent pour devenir des bouchers scrupuleux. […]. » [pp. 30-31]

Si Stendhal, partisan du grossissement théâtral, ne pourrait forcément s’offusquer de ce traitement, l’auteur rappelle que « les adaptateurs ont dû refaire dix fois leur manuscrit, qui passait à la moitié pour gonfler au double et nécessitait mille changements de la première à la dernière heure. Ce fut donc un vrai jeu de patience (ou plutôt ; travail d'impatience) où il fallait rogner, diluer, supprimer, résumer, inventer, raccorder et improviser dans les pires conditions. Ceci ne semble pas étranger à certaines boursouflures et à certaines omissions, et c'est pourquoi il faut plaider les circonstances atténuantes. » [p. 32]

En effet, « qu'est-il arrivé à cette intrigue ? Elle s'est recomposée en un ordre différent. Ce qui était évolution psychologique s'est ramassé en tableaux d'illustration. » Et d’expliquer qu’une mention psychologique présente dans le roman doit s’illustrer de manière parfois redondante, car le langage cinématographique n’a pas la rapidité et l’immédiateté de la prose. Ainsi, « le cristal stendhalien se dissout dans les images. »

« Le foyer de toutes les lignes de force, c'était selon Pierre Véry, l'épisode de la Tour Farnèse. Le scénario se développera donc autour de l'intrigue Fabrice-Clélia. Il y a là une très belle matière sentimentale. Quelle situation touchante (et combien attendue, thème folklorique, ressort n°1 de la quincaillerie rocambolesque) que l'idylle entre le prisonnier et la fille du geôlier ! […]

À partir de ce nœud de l'action, nous pouvons en effet saisir tous les fils qui y conduisent et qui en partent. Moment privilégié dans l'évolution de Fabrice. C'est alors qu'il aime vraiment pour la première fois. Moment aussi où, autour de la citadelle, se resserre le réseau de haine et la conspiration d'amour. C'est au dehors que "des intrigues fort compliquées et surtout les passions d'une femme malheureuse vont décider de son sort". […] » [p. 33]

« Alors joue pour les adaptateurs ce qu'on pourrait appeler la loi de précipitation. Ayant choisi un centre d'intérêt, il faut le traiter en considérant ce qui précède comme un "résumé des chapitres précédents". C'est pourquoi il est dommage de voir utiliser le titre même du roman dont on utilise seulement une partie. Et logiquement, on aurait dû appeler le film L'Évadé de la Tour Farnèse, d'après La Chartreuse de Parme.

En effet, il ne s'agissait point, comme le fit Stendhal, de prendre son héros "un an avant sa naissance". Mais ses années d'apprentissage sont bien centrées autour de la bataille de Waterloo. À première vue, cela semble aussi curieux de supprimer ici Waterloo que Richelieu dans Les Trois Mousquetaires ou les journées de juillet dans Les Misérables. Mais, de la bataille, tournée effectivement dans une "morne plaine" de la périphérie romaine, on ne devait utiliser en définitive que des plans fixes (de même que les scènes avec le petit garçon qui incarnait Fabrice enfant). Il faut donc se féliciter que l'évocation en soit seulement sous-entendue : "Celui qui était à Waterloo".

C'est cette loi de précipitation qui substitue à la lente évolution romanesque une suite de mutations brusques sur lesquelles je n'ai pas besoin de m'appesantir.

Ainsi, il est amusant de voir traduire, dans toutes les adaptations, de longs chapitres au fréquentatif par une succession rapide de scènes résumées (en quelques secondes : Fabrice et la Sanseverina dans un jardin, au bal, en barque, etc.). » [p. 34]

 « Il y aurait aussi à étudier la loi de transfert (report sur une anecdote ou un caractère de traits dispersés dans le roman et appliqués à d'autres moments de l'action ou à d'autres caractères) et la loi de fusion (qui résume en un même personnage plusieurs figures secondaires et plusieurs événements distincts en une seule séquence condensée). Par exemple le côté séducteur de Fabrice, ne pouvant s'exprimer avec les vivandières de Waterloo, est reporté sur des épisodes ultérieurs (les œillades qui saluent son entrée à Parme, etc.). On a reporté sur Rassi des traits épars de méchanceté attribués par Stendhal à Barbone (le bureau d'écrou) ou à d'autres personnages. On a fondu pour plus de commodité, les deux princes en un personnage synthétique. Pierre Yéry me disait même qu'il avait songé à reporter sur Ferrante Palla, outre certains traits de Stendhal anti-despotique, le côté astrologique de l'abbé Blanès qu'il regrettait de faire disparaître complètement. […] » [page 34]

Au passif de cette production, le manque de « couleur locale » est flagrant. Car, bien que le film ait été tourné en Italie,

« il faut bien avouer que l'atmosphère italienne en est sinon absente, du moins bien fantaisiste, et ne restitue aucunement le pittoresque d'une principauté post-napoléonienne tel que le consul de Civita-Vecchia s'était ingénié à le recréer durant cinquante-deux jours d'un congé précieux. La faute en est en partie aux acteurs qui sont authentiquement italiens, mais exécrables, ou excellents, mais pas du tout italiens (Gérard Philipe plus Sorel que Dongo, Maria Casarès plus catalane que parmesane, Coëdel flic de Ménilmuche [Ménilmontant], etc.). […] Le jeu fougueusement passionné des deux acteurs essentiels leur donne donc en cela un brevet d'italianisme.

On sait que Christian Jaque n'a rien tourné à Parme. […] Mais il a trouvé à Modène quelques angles particulièrement évocateurs. Cependant le marbre dur des vrais palais et le stuc illusoire des décors ingénieux se confond dans une même impression de luxe artificiel. […] » [pp. 35-36]

« Cette question d'atmosphère nous amène à examiner l'aspect politique [du roman et du film] […]

Non seulement les adaptateurs n'ont pas refusé cet aspect, mais ils l'ont voulu exemplaire en boursouflant le personnage de Ferrante Palla, "homme libre", et en faisant de ce fol aventurier un héros carbonaro en même temps qu'un beau ténébreux romantique (report ici sur cet amoureux transi du sillage d'admiration que suscite la Sanseverina sur son passage). » [p. 36]

 

Gérard Philipe est exceptionnel dans La Chartreuse de Parme

« Je me laissais aller à écrire un article agréable au lieu de m'astreindre à une analyse, ce serait, d'enthousiasme, sur ce sujet : Gérard Philipe dans La Chartreuse.

La chance, la grande chance du film est d'avoir ce garçon étonnant qui redonne une vraie jeunesse aux personnages qu'il incarne, du Pays sans étoiles au Diable au corps.

Il EST Fabrice aussi naturellement qu'ailleurs ange ou démon, Muichkine ou Caligula.

Il est à la fois celui que Stendhal montre chez l'archevêque : "Il y fut simple et modeste, c'était un ton qu'il prenait avec trop de facilité : au contraire, il avait besoin d'efforts pour jouer le grand seigneur" et celui qui dit ailleurs : " Je ne vaux réellement quelque chose que dans de certains moments d'exaltation". On a bien un peu forcé la dose, et c'est parfois Tarzan del Dongo. Mais quelle fougue ! Comme il rend bien cette spontanéité, cette naïveté romantique de Fabrice avec quelques touches de cynisme intermittent. Ce n'est plus tout à fait le petit prélat qu'on pousse vers les honneurs et qui accepte de faire sa cour au prince, qui pense "... puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces atouts, il serait d'une insigne duperie à moi de n'en point prendre ma part" et annonce Montherlant dans la "Chasse à l'Amour". Mais c'est un personnage qui a une vérité intérieure et qui donne un héros et un amant à ce film d'amour et d'aventures. » [pp. 36-37]

 L’interprétation des deux rôles principaux féminins est moins satisfaisant :

« Maria Casarès pince les lèvres, fronce le nez, durcit la pupille, serre les poings et sa gorge haletante indique une cadence respiratoire accélérée […] » Il relève aussi que la tante de Fabrice n’a que vingt-cinq ans, et que les critiques faites sur les âges similaires de l'actrice et de Gérard Philipe ne sont donc pas fondées. « D'autre part, la différence d'âge avec son neveu est assez sensible pour que, plus tard, la scène muette soit émouvante où Maria Casarès montre dans le miroir de sa coiffeuse un visage bouffi et déformé et où elle pense que sa beauté va se faner. » [p. 38]

Quant à Clélia, « comme [elle] devait être toute candeur, droiture, blancheur [pour offrir un contraste avec la Sanseverina de Casarès], il n'était pas question de lui prêter la magnifique hypocrisie que l'on trouve chez Stendhal » [p. 38]. Toutefois,

« […] Renée Faure, jouant la petite fille modèle, a beau essayer de refléter dans ses yeux candides une pâle flamme de vierge têtue, elle semble se prêter de mauvaise grâce à cet amour de commande sous l'oeil de son mari Christian Jaque. Du moins vaut-il mieux attribuer à ce souci de bonheur conjugal le sourire contraint, la retenue qui la paralyse dans ses atours de pensionnaire (tous les costumes du film sont d'ailleurs sans style et sans forme) et la fait paraître de glace dans ses transports contrôlés... » [p. 38]

 

Passant également en revue les acteurs, Jean Desternes pointe tout ce qui les sépare des personnages originaux de Stendhalien. Là encore, peu de satisfactions. Pour lui, Gérard Philipe est bien le point fort et le pivot de cette adaptation.

 

Illustration : affiche de La Chartreuse de Parme (© DR)

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