1951 – Gérard Philipe répète "Le Cid" au Théâtre des Champs-Élysées

photo de Sam Lévin : Gérard Philipe et Françoise Spira en coulisses, en 1951 © MPP
Lorsque Jean Vilar propose à Gérard Philipe de jouer Le Cid à Avignon en octobre ou novembre 1950, cette prise de rôle est un véritable défi pour le comédien. Ce dernier a longtemps cru que les « emplois » étaient absolument distincts : « […] j’avais été habitué, au Conservatoire, à faire une distinction dangereuse entre le métier de comédien et celui de tragédien », se souviendra Gérard Philipe par la suite. (Non sourcé, cité dans Souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, Gallimard, 1960, p. 126).

Il poursuit : « […] je n’hésitais plus à suivre [Jean Vilar], non sans être allé revoir, sur ses conseils, le professeur du Conservatoire qui est mon maître et qui m’a beaucoup aidé : Georges Le Roy. Commença ainsi le travail que je ne peux précisément raconter et qui est fait de dépressions, d’abattements et d’enthousiasmes. Le travail, cela ne se raconte pas. » (Ibid.)

Il travaille donc le rôle avec Georges Le Roy le soir, en compagnie de Françoise Spira, sa Chimène. Elle a témoigné combien Gérard Philipe travaillait le rôle en

« [partant] du sentiment, de la situation. Il refaisait la pièce. Il redécouvrait le quotidien du rôle. […] Je voyais la pièce naître devant moi, comme un puzzle que l’on monte. Gérard était angoissé par son premier rôle classique. Il avait une grande confiance en Le Roy. On sentait une entente entre eux. […] Après ce travail de détail de chaque soir, il y avait "l’accouchement" avec Vilar chaque matin. Avec Vilar, impossible de dire à quel moment le spectacle devient son spectacle : il l’influence sans qu’on s’en rende compte. […] » ((Ibid., p. 130-131.)

 

photo de Sam Lévin : Gérard Philipe et Françoise Spira en coulisses, en 1951 © MPP

Au début, l’approche du rôle est laborieuse. Léon Gischia, fidèle de Vilar et créateur des costumes, se souvenait que, lors d’une des premières répétitions :

« […] ça ne marche pas. Jean Vilar s’efforce d’obtenir de Gérard quelque chose que celui-ci semble incapable de lui donner. Gérard est très volontairement "obéissant", très décidé à l’être, mais de toute évidence, il ne comprend pas où Jean veut en venir. (Il faut reconnaître que ce n’est pas très clair.)

[…] Il faut que ce soit Gérard lui-même qui trouve son personnage, le rôle du réalisateur étant de l’aider à découvrir ce personnage et à le porter le plus loin possible.

Bref, ça ne va pas. On s’énerve de part et d’autre. L’atmosphère est assez tendue.

A la fin de la répétition […] Jean réfléchit. Gérard boude. […] » (Ibid., p. 129)

C’est Gérard Philipe qui résume la manière dont le blocage se dénoue :

« Un jour, c’est en plaisantant sur le texte, par l’outrance, par l’espagnolade, que nous avons "trouvé le ton" pour entrer en lutte avec Dom Gormas. » (Ibid., pp. 129-130.)

 

photo de Sam Lévin : Gérard Philipe et Jean Vilar en coulisses, en 1951 © MPP

Environ un mois après le début des répétitions, un journaliste va observer « Jean Vilar (roi de Castille et pape d'Avignon) [qui] fait répéter “le cid” de corneille, auteur jeune » :

« Avenue Montaigne, numéro quinze, répétitions à tous les étages... Par-delà l’escalier des roides coulisses, plus haut que les studios où les chanteurs escaladent des gammes vertigineuses, sur l’avant-dernière plateforme de cette immense machine à faire du théâtre, Jean Vilar, pape d’Avignon, officie.

Un pape en complet gris fatigué, en chemise à carreaux débraillée. Tel, il ressemble plutôt au défroqué frénétique qu'il joue chaque soir dans une pièce de Sartre. Mais ici, la foi est de rigueur ; on n’a plus le temps de douter. Il faut, sous quinze jours, être à pied d’œuvre dans la cour du Palais et dans les jardins d’Urbain, pour y reprendre en jambes le long plateau de bois et y déterminer le volume des voix.

D’ici là il faut se conformer au programme de travail qui figure, implacable, sur un tableau noir : tous les matins, le Prince de Hombourg, tous les soirs le Cid et la Calandria.

A l’heure où nous voilà, c’est Corneille qui serait sur la sellette si le mobilier de scène en comportait une.

Épousseter la statue

Dans ce vaste studio de danse, autour duquel règne la barre cruelle aux ballerines, Vilar a pris ses marques délimitant sommairement l’espace de jeu d’Avignon. Gare aux acteurs s’ils prennent mal le tournant du praticable !

Françoise Spira, qui joue Chimène, donne pour un instant les répliques de Léonor. Et Jeanne Moreau, infante couronnée de blond, confesse avec retenue une flamme pompeuse et triomphante.

Vilar jette un coup d’œil à la petite note qui figure au bas de la brochure, et constate avec amusement que, pour les commentateurs d'Université, pompeux signifie glorieux. Nous voilà bien avancés.

Heureusement, l’opinion des professeurs n’a pas cours ici. Lorsqu’on entreprend d’épousseter Corneille, de lui rendre sa jeunesse, n’est-ce pas d'abord contre la pionerie qu'il faut réagir ? Ancien répétiteur au Collège Sainte-Barbe, Jean Vilar a brillamment échoué à une épreuve de licence dont le sujet était "La Tradition cornélienne dans le théâtre français". Tant pis pour les traditions et tant mieux pour le théâtre.

Viens dans mon cabinet consoler mes ennuis...

dit à sa gouvernante l'héritière de Castille. Et pour souligner le côté familier, détendu, de ces "sorties" que le grand poète dramatique place volontiers après des scènes relevées, Vilar donne à l’interprète cette indication aussi intelligente que sacrilège : "Là, tu joues sans Corneille".

Elvire, où sommes-nous ?

Redevenue elle-même, Chimène requiert à voix brisée contre ce jeune homme qui a fait saigner son père de si indécente façon. Pierre Asso, Don Diègue en pardessus à carreaux, attend de son côté le moment de prononcer la plaidoirie d’un pousse au-crime.

Enfin, c’est la grande scène, du trois. Gérard Philipe et Spira travaillent depuis un mois en petit comité. Ce Rodrigue de vingt-sept ans, dont la générosité comporte on ne sait quoi de navré — on le sait bien, au fait : c'est l’indignation colorée d'amertume et masquée d’ironie que le cher Gérard prêtera quelque jour à un prince de Danemark — est-ce ainsi que nous le verrons dans, la cour des Papes ? Voici, déjà l’intonation juste : elle est pour plaindre l’effet, de ce "rigoureux point d’honneur" qui fait qu’on a tant de mal à élever ses parents. Le temps de vérifier à la dérobée qu’il est joli garçon, l’assassin de papa, et le miracle intervient... Dans ce cadre réfrigérant, sur ce plancher nu, sous ces lumières miteuses, la poésie se glisse avec l’émotion.

Va, je ne te hais point... dit une Chimène montée sur talons-aiguilles à un Rodrigue vêtu pour le week-end. Et pourtant, c’est Chimène et Rodrigue, c’est l’amour heureux et malheureux, c’est l’espoir brillant à travers les larmes, c’est l’éternelle jeunesse du Cid.

Il n’y manque que l’air léger de la nuit comtadine, les prestiges de la pierre cinq fois centenaire — et notre complicité. » (Guy Verdot, Le Franc-Tireur, 26 juin 1951.)

Les représentations d’Avignon récolteront un triomphe, malgré l’accident de Gérard Philipe, la veille de la première…

 

Illustration : Sam Lévin, Gérard Philipe avec Françoise Spira ou Jean Vilar, en coulisses (Suresnes ?), en 1951 © médiathèque du patrimoine et de la photographie

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