En 1945, lorsqu’il tourne L’Idiot, Gérard Philipe tient enfin son premier grand rôle au cinéma. Ce rôle, il l’a désiré depuis longtemps : ne disait-il pas à un journaliste : « Il y a quatre ans que je désirais jouer ce rôle. Je n’ai pas attendu trop longtemps… J’ai vingt-trois as aujourd’hui. C’est trop de chance… » (La France au Combat, 3 janvier 1946) ?
À sa sortie, le jeune comédien est salué comme un « grand comédien », un « interprète extraordinaire ». On le cataloguera rapidement comme un « jeune premier littéraire » et beaucoup de propositions cinématographiques qui lui seront faites seront des adaptations de romans, ce qui s’accorde tout à fait à la politique de prestige voulue pour contrer la concurrence anglo-saxonne.
Mais tous les chroniqueurs ne s’accordent pas sur la valeur du film ni sur l’adaptation réalisée par Georges Lampin sur un scénario de Georges Spaak, d’après le roman de Dostoïevski. Certains de ces griefs sont résumés dans la critique que l’on peut lire ci-dessous.
De même, l’auteur (l’autrice ?) de cet article s’amuse d’une presse prompte à décerner l’accolade de « révélation » sur tout artiste qui la surprend. Il s’agit pourtant bien d’une des étapes majeures de la carrière de Gérard Philipe vers la célébrité et l’ouverture de la voie royale du cinéma français où il régnera durant quelques décennies.
Avec un "Idiot" laborieux, Gérard Philippe [sic] est pour la 5e fois révélé au public
Une nouvelle fois, le « goût du public » va déconcerter les distributeurs de films. Si ces personnages inutiles et importants allaient ces jours-ci sur les Champs-Élysées, ils verraient de grandes files de spectateurs se presser devant un cinéma où l'on joue L'Idiot.
L'Idiot est tiré d'un roman de Dostoïevski, épuisé en librairie et que presque personne n'a lu en France. L'action du film est lente et molle. Pas d'intrigue mouvementée, pas d'aventure à grand fracas, pas d'amours réussies, un dénouement triste avec un coup de poignard sur Edwige Feuillère et un jeune fou qui sanglote.
Toutes les lois de la réussite au cinéma sont ici battues en brèche. Et pourtant, le public se précipite avec fièvre. Le film est-il donc un chef-d’œuvre extraordinaire ? Même pas.
L’Idiot semble, en effet, un répertoire des vices du cinéma français, lorsque celui-ci se mêle de traiter un "film d'art". On a mis partout de beaux décors, très bien léchés, des costumes pleins de richesse et d'élégance, on a rassemblé une troupe d'acteurs excellents.
Et pourtant, malgré ce feu sourd qui brûle tous les thèmes de Dostoïevski, l'œuvre reste morte. Le scénario et le dialogue n'échappent jamais à une sorte de convention académique.
Enfin, les acteurs ne sont jamais autre chose que des comédiens français déguisés en bourgeois russes, avec des fausses barbes et tout un attirail de reconstitution historique r qui sent le magasin d'accessoires et la pompe du Théâtre Français.
Nous retrouvons avec l’Idiot l'un des défauts les plus terribles des acteurs du cinéma français. Ceux-ci semblent incapables de se débarrasser d’une longue tradition de théâtre. Ils ne se confondent pas avec leurs personnages : ils restent devant la caméra pareils à des acteurs qui jouent des rôles et qui échangent non pas un dialogue spontané et vivant, mais des répliques de théâtre visiblement apprises par cœur et récitées avec toutes les nuances du métier.
Lorsqu’il y a, par exemple, une conversation collective, chaque personnage nous donne l’impression d’attendre le signal du metteur en scène pour entrer à son tour dans l’action. "À vous, madame Moreno ; à vous, mademoiselle Nathalie Nattier ; à vous, monsieur Debucourt. " Et chacun dit les quelques mots qui lui sont attribués avec des mines, des regards, des silences, toute une composition puérile destinée à montrer que "l’on sait jouer".
Il y a dans L'Idiot une scène d'orgie. Nous voyons alors quelques officiers moustachus s'occuper de femmes légères autour d'une table de souper, à l'heure des cigares. Un officier sort son revolver et vise une bouteille de champagne. Le coup part. Tout le monde rit. Une femme va chercher la bouteille ébréchée et remplit les verres. Tout le monde rit et se met à danser. Pourquoi cette scène est-elle pénible ? Parce que les comédiens "jouent" l'ivresse, parce qu'ils "jouent" la gaîté.
L'un des attraits du film, aux yeux du public, est la présence de Gérard Philippe [sic], à propos duquel tout le monde a parlé de fulgurante révélation. Gérard Philippe [sic] a ceci de particulier que, toutes les fois qu'il joue un rôle, la critique entière parle de révélation. Gérard Philippe [sic] s'est révélé la première fois, sous l'occupation, en zone sud en jouant, Une grande fille toute simple, d'André Roussin.
La révélation parisienne est venue avec Sodome et Gomorrhe, de Giraudoux, où il jouait avec une grâce extraordinaire le personnage de l’ange. La presse a parlé une troisième fois de révélation lorsque Gérard Philippe [sic] a joué Federigo aux Mathurins. Puis est venue une quatrième révélation triomphale : celle de Gérard Philippe [sic] dans Caligula d’Albert Camus.
Après tant de succès, tant de louanges, on pouvait légitimement penser que ce jeune et brillant comédien avait atteint la célébrité. Pas le moins du monde ! Voici que les critiques le découvrent pour l cinquième fois dans L'Idiot. On se demande à quel âge Gérard Philippe [sic] cessera de se révéler.
Le personnage de Gérard Philippe [sic] dans l’Idiot, qui fait tout le succès du film, n’a pourtant rien de particulièrement commercial. [Résumé de l’intrigue du film.]
Mais le jeune prince, auquel Gérard Philippe [sic] donne sa finesse et son rêve, est incapable d'éprouver un amour charnel. Ses sentiments ressemblent à des caresses d’ange. Il passe et ne s’arrête pas.
Si notre cinéma doit repousser avec énergie les conventions académiques qui marquent la réalisation de L’Idiot, il aurait tort de rester insensible au succès de cette œuvre. L’Idiot attire le public parce que celui-ci veut aimer Muijkine. Le prince, en effet, représente cet idéal de vie simple et généreuse auquel l’humanité rêve toujours. Il apporte quelque chose de pur et de grand, et il prouve que la foule peut se passionner pour tout autre chose que les plaisanteries vulgaires du Roi des resquilleurs et de Barnabé. » (Samedi-Soir, 22 juin 1946, article non signé)
Notons que le typographe ou le correcteur de l’article ne sait toujours pas épeler « Philipe », erreur commune durant les années 1940 !
Pour connaître les éditions françaises en DVD et bluray du film, c’est par ICI.
Illustration : détail d’une affichette publicitaire, 1946 © DR.
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