C’est au Théâtre de l’Odéon qu’ont lieu en juin 1944 les épreuves du concours de sortie du Conservatoire d’art dramatique. Épreuves particulières en raison du contexte. Quoique…
Jean Faydit de Terssac relève que :
« Malgré vents et marées, débarquements, bombardements, ruines, villes en flammes, et tous les désastres qui s’abattent sur notre malheureux pays, le concours de 1944 n’a rien perdu de l’habituelle atmosphère qui caractérise les précédents, la tradition demeure intangible.
Seuls les costumes firent défaut ; nous vîmes, en effet, défiler des Oreste, Néron, Hernani, Lorenzaccio en bras de chemise ou complet veston ; ce qui ne change, en rien, les qualités ou les défauts des candidats, mais contribue, cependant, à fausser, tant soit peu, la plastique de la tragédie. (…) » (Le Pays Libre, 2 juillet 1944.)
L’organisation est également chamboulée, puisque la salle de l’ancien Conservatoire est « jugée trop difficilement évacuable en cas d’alerte » (Le Cri du Peuple de Paris, 17 juin 1944) :
« (…) [Ce concours de sortie] devait, tout d’abord, avoir lieu à huis clos, à cause des alertes, disait-on, susceptibles de gêner sa bonne marche ; puis il fut décidé, au contraire, d’en ouvrir les portes au public, non plus, cette fois, celles de la petite salle de la rue du Conservatoire, mais du théâtre de l’Odéon, qui contient, évidemment, beaucoup plus de monde ; aussi les organisateurs, sans doute pris de panique à l’idée d’être submergés par une affluence trop considérable, firent jalousement surveiller toutes les entrées par des gardes municipaux. Nul ne pouvait approcher sans montrer patte blanche. (…) » (Le Pays Libre, 2 juillet 1944.)
Bien qu’étant encore en première année, Gérard Philipe a été admis à concourir. Il n’est pas le seul dans ce cas, mais ces audacieux et audacieuses se feront critiquer pour leur manque de maturité artistique. Pas lui.
Les jeunes comédiens concourent devant un jury redoutable, formé du directeur du Conservatoire Claude Delvincourt ; du comédien et metteur en scène René Rocher ; du directeur du Théâtre populaire de Chaillot Pierre Aldebert ; de l’écrivain et administrateur de la Comédie Française Jean Sarment ; du sociétaire du Français Pierre Bertin ; de l’auteur dramatique Armand Salacrou (qui sera plus tard coauteur de La beauté du diable) ; de la comédienne Germaine Dermoz ; de la sociétaire de la Comédie Française Catherine Fonteney ; d’Émile Dehelly de la Comédie Française ; de l’acteur et auteur dramatique Jean Toulout ; de Jean Marchat (sociétaire de la Comédie Française, comédien et directeur du Théâtre des Mathurins. En 1945, il partagera l’affiche avec Gérard Philipe dans Au Petit Bonheur) ; du critique de théâtre Émile Mas ; de l’auteur dramatique Marcel Achard et du comédien et sociétaire André Bacqué.
Le 13 juin 1944 a lieu la première épreuve de « comédie classique ». Pour ce qui est du choix des scènes présentées, le chroniqueur du Petit Parisien Alain Laubreaux souligne que la réalité offre quotidiennement des scènes de tragédie, mais qu’au théâtre, la comédie domine. Envie d’évasion ? pouvons-nous désormais penser. Très probablement. Il relève également la prédominance de Musset dans le choix des dramaturges choisis :
« Le triomphateur du tournoi a été Alfred de Musset. Sur vingt-sept concurrents, quatorze ont choisi leur scène dans le Théâtre dans un fauteuil. Ce qui ne veut pas dire qu’ils arriveront de même. Ensuite venaient Victor Hugo avec cinq scènes, Molière avec quatre, Marivaux et Regnard avec deux. Il y a là évidemment une indication sur les tendances esthétiques de la nouvelle école de comédiens. Musset n’est pourtant pas un auteur facile à jouer, et le sujet le plus intéressant, du côté des garçons, M. Michel Bouquet, n’a pas réussi à donner dans un monologue de Lorenzaccio tout ce qu’on est en droit d’attendre de lui. » (Le Petit Parisien, 14 juin 1944.)
Et le chroniqueur fait déjà des pronostics dès le premier tour : « (…) on peut ranger parmi ceux et celles à qui une carrière heureuse ou honorable semble dès maintenant promise : chez les garçons : MM. Michel Bouquet et Gérard Philip (sic) ; chez les filles : Mlles Christiane Carpentier, Jacqueline Duc et Jacqueline Cartier. »
Le 14 juin 1944, dès 9h du matin, c’est l’épreuve de « comédie moderne ». Les frontières entre épreuves « classiques » et « modernes » sont bien élastiques, et Jean Faydit de Terssac s’en étonne :
« (…) il est assez curieux de constater que Victor Hugo, Musset, Shakespeare et même Molière figurent parmi les scènes dites modernes. Ainsi "Fortunio" donné comme classique par Gaston Gérard fut passé le lendemain par Gérard Philippe (sic) en moderne. Quelle étrange qualification ! »
Effectivement, le « première année » Gérard Philipe présente Valentin (Il ne faut jurer de rien) en « comédie classique » et le monologue de Fantasio en « comédie moderne » ! Deux Musset, donc. Auteur qu’il ne servira sur les planches du TNP qu’en 1958 et 1959, avec Lorenzaccio, Les Caprices de Marianne et On ne badine pas avec l’amour.
Gérard Philipe, second prix de comédie 1944
Gérard Philipe obtient le second prix de comédie à cet examen de sortie du Conservatoire, crucial pour la carrière future des impétrants. (Rappelons qu’on ne donnait alors les premiers prix qu’aux futurs pensionnaires de la Comédie-Française.)
Les résultats annoncés – et qui firent apparemment débat au sein du jury lui-même – ne plaisent guère aux chroniqueurs dramatiques qui les rapportent dans la presse. Presque tous regrettent que Michel Bouquet (qui fit la carrière que l’on sait !) ne se soit vu attribuer qu’un accessit.
Quant à Gérard Philipe, son cas fait débat ; certains louent son aisance et son charme, d’autres fustigent une voix, un timbre qu’ils trouvent « nasillard » ; reproche que ses détracteurs ne se priveront guère d’assener par la suite. Ce timbre et cette diction insolites et séduisants, dont les caractéristiques étaient immédiatement identifiables, contribueront à la puissance et la subtilité de jeu d’un tempérament unique ; les défauts se transmutant en qualité sous l’effet d’une forte personnalité et d’un indéniable charisme.
Ainsi, son ami intime le poète Georges Perros, qui avait connu Philipe au Conservatoire, se souvenait que :
« (…) l’animal était doué. On n’avait pas besoin de lui donner "l’intonation". Il la trouvait tout seul, particulière, imprévue, inattendue. Il vous broutait un texte avec frénésie, fantaisie, tout de suite chez lui, aimanté par la plus forte intelligence du mouvement. Il donnait l’impression de ne pas avoir besoin de comprendre ce qu’il disait. Mais de l’approcher par la danse, par la mimique ; de laisser le verbe s’installer plastiquement, organiquement, par toutes les fibres alertées du corps. Il avait déjà cette diction très consonante, victorieuse, haut placée, cette voix vorace, agressive, cette manière insolente ou très tendre d’attaquer le discours, à son niveau maritime. Il parlait admirablement faux, hors de toute logique conventionnelle, enveloppant les mots d’une couche lyrique sans équivalent ; d’une membrane de tremblement qui les faisait grésiller, et s’envoler sur la piste rouge du système nerveux, si riche de résonances. (…) » (Papiers Collés II, cité dans Georges Perros et Anne & Gérard Philipe, Correspondance 1946-1978, Finitude, 2008.)
Cette diction particulière en irrite déjà certains qui mettent l’accent sur ce point. Quelquefois avec quelques bémols :
« Gérard Philip possède un don rare et qui suffit à lui seul : le charme. On ne peut rien contre lui et son heureux bénéficiaire peut se permettre bien des choses. Il doit pourtant travailler une voix nasillarde et il n’a eu qu’un deuxième prix peut-être parce qu’il a trop l’air de se moquer des autres et de lui-même. ». Annie Portcamp, L’Union Française, 28 juin 1944.
« M. Gérard Philip (sic) [,] [à] la voix bien agaçante, et M. Flourens, aux qualités solides, se sont vu attribuer chacun un deuxième prix. » Simone Sylvestre, Le Cri du Peuple de Paris, 17 juin 1944.
Tel n’est pas l’avis du chroniqueur de Comœdia, organe de presse qui fait autorité en matière de spectacle vivant :
« (…) Venons à la comédie. Premier prix : M. Jacques-Henri Duval. (…) M. Gérard Philip eut mérité la même récompense non pour l’originalité excentrique mais pour une fantaisie tout en légèreté et en gammes de nuances. C’est un scherzo vivant de sensibilité vivant de sensibilité et d’esprit. M. Jean Flourens est nommé avant M. Gérard Philipe. Ainsi fait-on passer premier le plus mûr pour aller du salon à la salle à manger. Le jury sait son protocole. » Max Frantel, Comœdia, 24 juin 1944.
Mais cette désinvolture (ou cette très grande assurance) qui déplaît chez un comédien aussi jeune est très probablement la raison de ce second prix : Gérard Philipe ne saurait trouver place à la Comédie Française telle qu’elle est conçue à l’époque, un conservatoire de la tradition qui plus est fortement hiérarchisé. Ce qui est assez ironique quand on connaît les efforts répétés, au fil des prochaines années, de la Maison de Molière à l’y faire entrer… Ce recalage qui ne dit pas son nom est d’ailleurs nettement affirmé par le sociétaire Pierre Bertin (qui faisait partie du jury, comme on l'a vu plus haut) :
« (…) Ma parole ! À croire qu’il se moquait de nous, le jury. Pas trace de tradition, d’application, dans ce qu’il faisait. Du chiqué ! De la facilité ! Une belle nature qui donnait l’impression de n’en faire qu’à sa tête. C’était exceptionnel mais très anormal. » (Paul Giannoli, La vie inspirée de Gérard Philipe, Plon, 1960.)
Pour en revenir à ce palmarès « comédie » de 1944, certains chroniqueurs détaillent que :
« Le jury a pris hier la sage précaution de ne pas proclamer devant le public le palmarès des concours de comédie. Il y aurait eu dans la salle un beau charivari. Disons-le : ces protestations n’auraient pas été absolument injustifiées.
Le choix sans doute était difficile. Il y avait parmi les concurrents, tant du côté des garçons que du côté des filles, de bons et même d’excellents sujets. Alors, il semble que dans le doute on ne se soit pas abstenu, comme la sagesse des nations le recommande, mais qu’on ait pris carrément le parti de distinguer les plus médiocres.
Pour qui sait voir et écouter, il n’était pas contestable qu’un authentique comédien se détachait du lot : M. Michel Bouquet. Il n’avait pas très bien choisi les scènes de son concours. Mais sa tenue en scène, sa diction impeccable, son naturel, l’intelligence et la vérité de son jeu, tout le désignait pour la première place. Il n’a eu qu’un accessit.
(…) M. Gérard Philip (sic), deuxième prix, est un jeune premier qui plaît la première fois qu’on le voit, mais on s’aperçoit par la suite qu’il est bien conventionnel et toujours le même. » Alain Laubreaux, Le Petit Parisien, 15 juin 1944.
« La place de l’Odéon connut hier l’agitation des grands jours : pensez donc, on attendait, par suite d’une délibération qui n’en finissait pas, les résultats des concours de comédie.
Car, en dépit des événements qui bouleversent le monde, les concours d’art dramatique ont été, cette année encore, pour tous les jeunes qui touchent au théâtre, la seule réalité. Et n’est-ce pas logique au fond puisque ce qu’on fait il faut l’entreprendre avec foi ou ne pas le faire du tout.
Bref, la délibération du jury fut longue. (….)
(…) Deux seconds prix judicieux allèrent à MM. Gérard Philippe (sic), qui se fit remarquer cette année dans Sodome et Gomorrhe, et à M. Jean Flourens, déjà solide comédien. » Jacques Berland, Paris-Soir, 16 juin 1944.
« Judicieux » ?
Tous ne sont pas de cet avis. Le Petit Parisien qui trouve ces prix
de comédie « pour le moins déconcertants ». Quant à Claude Jamet, il affirme que « M.
Philip (sic) m'a déçu, depuis qu'il ne joue plus les anges à Sodome.
» (Germinal, 23 juin 1944). Malgré une relativement jeune carrière, les emplois « angéliques » menaceraient-ils déjà la volonté de polyvalence de Philipe ?
Bien que Gérard Philipe passe une seconde année au Conservatoire, dans la classe de Georges Le Roy, il ne se présentera pas au concours de sortie de juin 1945. La raison ? Il tourne, et sa carrière a déjà pris un tel tournant que l’obtention d’un prix de sortie n’a déjà plus d’importance.
Ajoutons que la « Jacqueline Desmarets »
lauréate du premier prix de comédie n’est autre que Sophie Desmarets, qui
provoquera de nombreux
fous-rires sur la scène du Théâtre Gramont dans Au Petit Bonheur quand elle y jouera avec Philipe et Odette Joyeux. Le monde du théâtre est bien petit... et les lauréats ne sont pas passés inaperçus des directeurs de théâtre parisiens.
Illustrations : Annonce des résultats du concours
de comédie (entrefilet paru dans Le Matin du 15 juin 1944 © Bibliothèque
nationale de France) – Intérieur du Théâtre de l’Odéon en 1925 (© Wikipédia)
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