1951 – Un Cid vu par un grand quotidien du matin et un autre du soir

Gérard Philipe et Françoise Spira revêtus des costumes du Cid

Le premier « week-end de Suresnes », qui présente Le Cid aux spectateurs d’Île-de-France et voit la création française de Mère Courage de Brecht (voir aussi ICI, ICI et LÀ), est un événement considérable pour les amateurs de théâtre car il marque également les débuts très attendus du Théâtre National Populaire de Jean Vilar. Le Tout-Paris se précipite, ainsi que les chroniqueurs dramatiques.

Deux des plus éminents critiques, ceux du Monde et du Figaro étaient aussi présents. Robert Kemp et Jean-Jacques Gautier sont des chroniqueurs redoutés et qui « donnent le la ». Leur enthousiasme, leur éblouissement devant le Rodrigue de Gérard Philipe, auront un rôle déterminant pour fixer cette incarnation cornélienne dans les mémoires des spectateurs.

 

Pour Robert Kemp,

« Le voici, ce Cid de vingt ans, beau comme Achille, fier comme Roland, plein de flamme, vif et gracieux, héroïque et amoureux, que Corneille a donné aux humains et que si peu de comédiens aucun depuis que je suis au monde ont incarné selon nos songes ! Car j'ai entendu Mounet-Sully la dernière fois qu'il osa le jouer, et il y était, de voix, sublime. Mais sa tête de cinquante-cinq ans s'accordait mal à ses jambes d'adolescent.

Le voici, c'est Gérard Philipe, dont la silhouette a le dessin haut et cambré d'un Mantegna ou d'un Velasquez ; dont la voix a des éclats de tonnerre et des caresses ; dont le masque surtout vit son âme. Les hésitations, l'angoisse des stances, s'y peignent et, quand l'épée du roi le fait chevalier, l'enthousiasme d'un jeune saint. C'est une face de mystique : mystique de l'idée monarchique, mystique du guerrier, mystique de l'amant parfait.

Tout le texte merveilleux semble réinventé par cette bouche inspirée. Pas un instant vous ne souffrez du ronron que des siècles de récitation scolaire vous ont fait tourner dans les oreilles. Chaque phrase prend son élan, comme si elle sortait du nid, au premier vol. C'est du parlé, et le plus naturel, le plus juste. Mais c'est aussi du lyrisme, car la passion y brûle. Le récit de la bataille, tous les détails nous en paraissent neufs ; et les pianissimi alternés de "Rodrigue qui l'eût cru ?... - Chimène qui l'eût dit ?" guidés par lui, et où la charmante Mlle Spira, aussi jeune, aussi fraîche, s'accordait à son timbre, me donnaient l'illusion d'une mélodie de Debussy. Le couple Pelléas-Mélisande à travers le temps venait se mêler au couple des amants de Séville. Vraiment, je n'ai pas éprouvé depuis des années une telle émotion... (…) C'est là le vrai théâtre, sans décors ; des cœurs, des esprits, de beaux corps, et des voix. (…) La représentation nous restera inoubliable. » Le Monde, 21 novembre 1951.

 

Quant à Jean-Jacques Gautier, son émerveillement lui fit reprendre son texte parmi les moments marquants de sa carrière de chroniqueur, compilés dans Deux fauteuils d'orchestre pour Jean-Jacques Gautier et J. Sennep, Flammarion, 1962 (p. 9-11).

« Le premier festival de Suresnes (…) s’est signalé par un phénomène d’une extraordinaire intensité, d’une exceptionnelle qualité dramatique ; ce phénomène, c’est l’apparition de Gérard Philipe dans Le Cid.

Toutes les inégalités de la représentation, toutes les erreurs (…) ont été emportées, soufflées, volatilisées par la présence et la prodigieuse flamme de Gérard Philipe. Je dirais plus. Je dirais presque que les qualités mêmes de la représentation... (…) ... oui, tout ce qui, dans le détail, pouvait relever un peu le niveau moyen du spectacle, fut également pulvérisé par l’éblouissante, l’éclatante démonstration de M. Gérard Philipe.

Enfin, les gens de mon âge vont pouvoir se constituer un souvenir qu’ils opposeront avec quelque raison aux éloges dithyrambiques dont ne tarissaient point leurs aînés, sur Mounet-Sully !

J’imagine, en effet que nous venons d’assister à un fait comparable à celui qu’on nous rapporte lorsqu’on évoque la mémoire du dieu. Nous avons vu un jeune dieu cornélien. Nous avons suivi, haletants, son étonnante performance. Il était l’audace, la pureté, la vaillance. Il était habité par le génie. Il nous transportait à force de grâce, d’ardeur et de feu.

Racine me pardonnera :

… Fier et même un peu farouche,

Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi…

Gérard Philipe, crinière au vent, débordait d’allégresse et de fougue. Son col blanc, son manteau rouge vif, son pourpoint sombre, sa cuirasse noir et or, son écharpe bleue lui conféraient une noble élégance à laquelle il donnait le mouvement de son cœur. Sa voix éclatait, son œil reflétait la vie. Le texte de ses partenaires l’atteignait au vif. Il se retournait sous la piqûre des mots. Il répercutait les émotions d’autrui. La sienne flambait d’une espèce d’innocence sans peur et sans reproche. Quelle générosité !

A ce spectacle, je voudrais vous restituer les clameurs d’une foule que l’enthousiasme embellissait. On ne voulait plus laisser l’artiste sortir de scène. Pour un peu, nous aurions arrêté la représentation afin de le mieux applaudir. » Le Figaro, 20 novembre 1951.

 

Gérard Philipe et Françoise Spira dans leurs costumes de Rodrigue et Chimène

 

Quelques remarques :

L’opéra Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck fut d’abord une pièce de théâtre avant d’être mis en musique par Claude Debussy et créé en 1902 à l’Opéra Comique. Gérard Philipe a interprété pour la radio la scène fameuse « de la tour » (durant laquelle Pelléas, beau-frère de Mélisande, lui parle depuis le bas de la tour où se trouve sa chambre, sous les yeux du jaloux Golaud, époux de l’une et frère de l’autre).

Le style de Debussy se caractérise par un parlé-chanté, un cantabile qui épouse le phrasé symboliste de Maeterlinck, belle allusion au « chant » des alexandrins et aux ruptures de ton réalisées par Gérard Philipe en Rodrigue.On le voit, le phrasé tient une place importante dans l'appréciation de Kemp.

Cette scène de l’acte III, diffusée le 16 octobre 1947 dans l’émission La petite histoire du théâtre d’amour de Léon Ruth, a été reportée dans le 33t Les voix de notre temps II – Gérard Philipe (Véga-Union, 1960). Sa Mélisande est Madeleine Ozeray, grande interprète et un temps compagne de Louis Jouvet (elle a créé de nombreuses pièces de Giraudoux, écrites sur mesure.)

 


Plus qu’une simple allusion à de « grands anciens » mythiques, la référence à Mounet-Sully est d’autant plus pertinente que Georges Le Roy, professeur de Gérard Philipe pour sa seconde année au Conservatoire d’art dramatique, avait été le disciple de ce dernier et lui conservait une dévotion particulière. On le sait, Gérard Philipe était venu trouver Le Roy pour préparer son rôle, travaillant avec lui (et Françoise Spira) le soir et répétant le matin avec Jean Vilar. Béatrix Dussane, fine observatrice du monde théâtral, a souligné dans ses Notes de théâtre (1940-1950) éditées chez Lardanchet en 1951, combien cette filiation avait été féconde pour Philipe.

 

Illustration : Émile Muller, Gérard Philipe avec Françoise Spira dans les loges (lieu indéterminé, date inconnue) © MAP.

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