1947 – Gérard Philipe, un "jeune premier" au "talent exceptionnel" (portrait)

Gérard Philipe en Fabrice del Dongo (La Chartreuse de Parme)

Le chroniqueur cinéma Pierre Leprohon, qui avait suivi en partie le tournage de La Chartreuse de Parme de Christian-Jaque en Italie, rédige en octobre 1947 un joli portrait de Gérard Philipe pour Ciné-Miroir.

Plus que l’évocation de la carrière du « jeune premier » et les anecdotes de tournage de La Chartreuse de Parme, ce qui retient l’intérêt dans cette jolie chronique est l’analyse du jeu d’un acteur qui a l'élégance (ou la coquetterie) d'affirmer ne pas « réfléchir », assertion récurrente dans sa carrière. Et on relève toujours l’envie déterminée du comédien de ne pas se laisser aller à la facilité et se faire enfermer dans des emplois trop rigides… Ainsi, il détermine très vite de ne pas se laisser enfermer dans des ersatz dostoïevskiens. Ce qui étonne cependant, c’est le refus du journaliste d’admettre que tout rôle est forcément « de composition »…

 

« Si un talent a jamais pu paraître exceptionnel, c'est bien celui de Gérard Philipe. Inconnu voici quelques années, il a obtenu cet été à Bruxelles le prix de la meilleure interprétation et cette consécration semble moins un titre — enviable et mérité, certes — qu'une vérité indiscutable. Deux grands rôles l’ont placé là. Un seul — celui de François Jaubert, le héros de Radiguet — y aurait suffi. Mais n'est-il pas vain de dire de Gérard Philipe qu'il est le meilleur jeune premier français à l’heure actuelle ? En fait, il se classe tout à fait à part. Son interprétation d’un personnage n'évoque ni l’habileté du comédien ni la perfection d’un métier. Gérard Philipe fait sien le héros qu'il incarne. Et cependant, il ne s'impose pas à lui ; il s'y substitue. En sorte que, fidèle à lui-même, il l’est aussi au personnage. D'où la diversité de ses créations en même temps que leur qualité psychologique.

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Sa révélation fut la création de l'Idiot. Création difficile ; un héros hors de la mesure humaine, une âme à la Dostoiewsky ; c'est-à-dire : conforme au génie le plus russe, un caractère de mystique, le plus périlleux à traduire à l’écran. Gérard Philipe, avec son étonnant regard clair, une grande simplicité dans l'exaltation même, le rendit si parfaitement vrai qu'autour de lui les autres personnages paraissaient des fantoches. Miracle du talent ? Non, de l'intelligence...

Pour ce premier grand rôle, Gérard Philipe avait tout contre lui : un caractère étranger à sa race, à son tempérament, à sa jeunesse. Il jouait une "composition", le pire obstacle à l'acteur spontané. Tout cela, où tant eussent échoué, ne trouble un seul instant la pureté de sa création.

J'avais pensé alors qu'il serait le seul acteur capable d'incarner à l'écran un saint François d'Assise — ce saint François d'Assise que Génina s'apprête à tourner en Italie — mais quand je lui en parlai, je sentis qu’il n'avait pas l'intention de se figer dans ces personnages de doux rêveurs évangéliques. Et peut-être se méfiait-il d'une classification arbitraire. Il tournait à ce moment-là Le Diable au corps. On ne pouvait savoir encore ce qu'il allait faire de ce collégien, serré dans sa gabardine déteinte et que la vie laisse pantelant, où il a rencontré trop jeune le plus grand bonheur et la plus grande souffrance...

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Je devais apprendre un peu plus tard, de Gérard Philipe lui-même, les circonstances assez particulières qui l'avaient amené à devenir acteur. Il était arrivé la veille à Rome, pour tourner le rôle de Fabrice del Dongo, le héros de La Chartreuse de Parme qu'il est aujourd’hui sur le point de terminer.

Gérard Philipe est un garçon très grand et très mince. Ce qui frappe d’abord en lui, c’est évidemment le regard où il y à a la fois beaucoup d'intelligence et beaucoup de lumière ; c'est ensuite son sourire où il y a tant de douceur et tant de jeunesse. On dirait volontiers qu'il est le parfait jeune premier romantique, si le terme n'était, dans la pensée de beaucoup, assez péjoratif, et si Gérard Philipe ne pouvait être — ne l’a-t-il pas déjà prouvé ! — tout autre chose...

Il est méridional de naissance. Il n'en a pas du tout le type. À Cannes où il vécut longtemps, il faisait sa philosophie en rêvant de voyages et caressait l'ambition de devenir médecin colonial. La rencontre de Claude Dauphin l’orienta vers des voies nouvelles. [Rappel des débuts au théâtre et au cinéma de Gérard Philipe.]

Sa carrière cinématographique commença avec Les Petites du Quai-aux-Fleurs et Le Pays sans étoiles où il tournait de petits rôles. Ce fut celui du prince Muychkine, de l'Idiot, qui, d'un seul coup, le porta à la grande renommée.

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Gérard Philipe a maintenant vingt-quatre ans. Sa partenaire, Micheline Presle, nous disait de lui récemment : "C'est un garçon précis qui aime comprendre et expliquer les choses..." Acteur qui trouve en soi les profondes résonances de ses personnages et joue en premier lieu d'instinct, il porte néanmoins sur ses créations beaucoup d'attention et — bien qu’il s'en défende — beaucoup de réflexion.

De l'étudiant qu'il fut, il garde encore le caractère studieux, le goût des livres, un secret amour pour Saint-Germain-des-Prés. Il était à Rome depuis quarante-huit heures qu'on le rencontrait déjà à Saint-Pierre.

Il faut connaître un peu mieux Gérard Philipe pour découvrir sous cette apparence un fond de merveilleuse jeunesse et parfois même de gaminerie. La conscience qu'il accorde à son métier ne l'empêche pas, entre deux prises de vues, de s'amuser parfois comme un gosse — cette nuit, par exemple où Christian-Jaque tournait dans la cour du Palais Spada, à Rome, Gérard Philipe, épanoui, drapé dans une large cape noire, mimait avec un camarade le combat du toréador, et l'instant d'après, promené dans une chaise à porteurs, se réjouissait bruyamment de ce mode de locomotion nouveau pour lui...

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Après six-mois passés en ltalie, Gérard Philipe va retrouver Paris, ses quais, ses livres, ses platanes jaunis par l'automne. J'imagine que ce sera avec joie. Un compagnon qu'il a beaucoup fréquenté l'accompagne dans ce retour, Fabrice del Dongo, le héros de Stendhal, primesautier désinvolte, passionné, à la fois tendre et cruel ; sans doute ajoutera-t-il à la jeune gloire de Gérard Philipe une image nouvelle, différente de celles que nous connaissons déjà, aussi belle, aussi fine, aussi vraie. »

 

Illustration : Gérard Philipe en Fabrice del Dongo.

 

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