1946 – La sirène de Gérard Philipe, un récit à la longue postérité…

Gérard Philipe pense à sa sirène...

Françoise Giroud, dans un portrait de Gérard Philipe gravé à l’acide, estimait qu’« il [avait] le goût de la mystification ». Le récit qui va suivre, assez révélateur, en est un exemple éclatant.

Sans doute pressé par son agent, le jeune comédien accepte de « raconter » ses jeunes années, confiant un long récit à Cinémonde, publié le 26 novembre 1946. Récit empreint de fantastique et de réminiscences littéraires, on va le voir.

Ce qui semble le plus étonnant de nos jours, est la facilité avec laquelle ce bobard « marseillais »  fut gobé par certains de ses contemporains. L’anecdote était si ahurissante qu’elle a fait les beaux jours de nombreux portraits de Gérard Philipe, les journalistes y apportant – ou feignant d’y apporter – crédit… Pourtant Françoise Giroud, fine mouche, soulignait que « Cette histoire loufoque et triste est typique de sa forme d’esprit. […] » (article repris dans Françoise Giroud vous présente le Tout-Paris, Gallimard, 1952 [rééd. 2013], pp. 292-293.) Mais ne subodorait-elle pas « des meurtrissures secrètes et soigneusement dissimulées [qui] justifient la frange de désespoir qui borde ses enthousiasmes » ?

Quant au texte signé Gérard Philipe, le voici (les intertitres ont été supprimés) :

« Ne croyez pas que ceci est un conte de fées. Vous vous tromperiez ! C’est une histoire très cruelle et triste, infiniment. Une histoire dont je n’aime pas à me souvenir.

Cet été-là, je n’étais pas encore un homme, je n’étais déjà plus un enfant : j’étais à cet âge indécis de l’adolescence où Chérubin se découvre amoureux de sa marraine. Aussi, fuyant Cannes et sa bruyante Croisette, j’allais me promener seul aux îles de Lérins. J’adorais, quand le crépuscule tombait, aller rôder dans le vieux château-fort où fut enfermé le Masque de Fer. À cette heure, abandonné par les touristes, il prenait un charme romantique et je croyais à chaque détour des couloirs y voir s’enfuir d’énigmatiques personnages. Le vieux gardien, à force de me voir, avait fini par me prendre en affection, et ses récits pleins d’évasion et de mystère, sur les "hôtes" célèbres, qu’au cours des siècles, avait abrités la vieille forteresse, n’étaient pas fait pour dissiper mes hallucinations.

Un, jour il m’expliqua l’évasion d’un de ces prisonniers de marque qui, descellant un barreau de sa lucarne était arrivé à s’enfuir en marchant, si je peux dire, le long du mur de la forteresse.

Il m’avait montré la grille descellée, le mur à pic au-dessus de la mer qui bouillonnait à ses pieds, les aspérités auxquelles avait pu s’agripper l’évadé.

J’étais à cet âge où tout ce qui-semble extraordinaire vous tente ; et le vieux gardien eut sûrement mieux fait de se mordre la langue que de me raconter cette histoire...

Un soir que je me trouvais seul dans cette partie du vieux château, l’idée me vint de recommencer cette évasion, de suivre le chemin abrupt et quasi impraticable par lequel un homme avait recouvré la liberté.

Lorsque la porte de la forteresse était grande ouverte et qu’il était si facile de l’emprunter pour sortir, il était parfaitement idiot, direz-vous, de risquer sa peau dans une "évasion" bien inutile ! Vous le direz mais qu’il me jette la première pierre, celui qui n’a jamais fait dans sa vie de choses déraisonnables et insensées.

Quant à moi, mon idée me sembla si tentante, que sans plus hésiter je la mis à exécution ! Me hisser jusqu’à l’étroite fenêtre, m’y glisser comme une mince couleuvre ne furent qu’un jeu d’enfant... Poser un pied sur une pierre débordante ne me sembla guère plus difficile... Lâcher ma fenêtre pour m’accrocher à une autre pierre me sembla un peu plus compliqué mais enfin j’y arrivais. Au-dessous de moi, accroché au mur comme un lézard, je voyais la mer que l’heure faisait violette et je commençais à trouver mon idée beaucoup moins excellente... La prochaine pierre à atteindre me semblait bien loin et... subitement le pied me manqua : je tombai à l’eau !

[…]

Lorsque j’ouvris les yeux, il faisait presque nuit et une jeune femme dont je ne voyais que le buste se penchait vers moi ; peut-être était-elle simplement agenouillée, mais un demi délire et la certitude où je fus en tombant d’aller à une noyade certaine, me firent murmurer : une sirène ! Et vraiment ses longs cheveux d’onde, ses yeux de mer, ce buste qui j’imaginais se terminant en queue de poisson, la faisait pareille à quelques-unes de ces Néréides qui sont, dit-on, les filles de la mer !

Je refermai les yeux, persuadé que j'étais au fond de la mer et, lorsque je les ouvris, à nouveau, je m’aperçus avec stupéfaction que j’étais bien vivant, et étendu sur la plage de l’île... La nuit était complétement tombée et la "Sirène", avait disparu. Sans doute, après m’avoir sauvé, avait-elle été rejoindre ses blondes et étranges compagnes...

Je rentrai chez moi, obsédé par mon étrange aventure... Car enfin si cette "Sirène" était une femme, pourquoi n’avait-elle pas attendu mon réveil ? Pourquoi, après m'avoir sûrement tiré hors de l’eau, m’avait-elle abandonné sur la plage sans vouloir savoir si j’étais mort ou vif ? Et puis après tout, pourquoi n’aurait-elle pas été réellement une Sirène ? Qui pouvait prouver que ces êtres étranges et fabuleux n’existaient pas ? Il est bien d'autres phénomènes étonnants sur terre... Son visage était resté étonnamment fixe en moi ; je n’avais qu’à fermer les yeux pour revoir ces longs cheveux d'un blond si pâle qu’ils semblaient nés d’un rayon de lune, ses yeux du vert exact de la mer, toute cette figure si belle qu’elle ne pouvait appartenir à une simple femme.

[…]

Pourtant, voulant en avoir le cœur net, je me mis à rechercher l’énigmatique créature. Si c’était une estivante, elle ne pouvait passer inaperçue et obligatoirement je la retrouverais sur la Croisette ou sur la plage... Et puis, vous l’avez bien deviné j’étais amoureux follement, passionnément, de "ma sirène" : qu'elle fut femme ou Néréide, je voulais la retrouver, à n’importe quel prix !

Renonçant à mes promenades solitaires, je me mêlai donc à la foule des baigneurs, je fréquentai le casino et les bars... j’arpentai fiévreusement les rues... Nulle part je ne rencontrai l’étrange fille à qui je devais la vie ! Personne ne put me signaler une femme lui ressemblant. Après quinze jours de recherches, j’étais complétement désespéré et de plus en plus persuadé d’avoir affaire à un être surhumain...

Je retournai en vain aux îles de Lérins... En vain aussi je passai des soirées entières assis sur la plage de l’île ; de nuit, de jour... Fixant l’eau claire, tâchant peut-être surgir. (sic)

Mon désir, exaspéré par ces recherches sans espoir, devenait d'une violence insoutenable. Il me semblait que je ne pourrais vivre si je ne la retrouvais...

En pirogue je me mis à battre la mer aux alentours de l’île ; de nuit, de jour... Fixant l’eau claire, tâchant d’y découvrir une silhouette, mi-poisson, mi-femme...

[…]

Un jour enfin, près de la vieille forteresse, je vis sur l’eau une chevelure blonde... je reconnus le visage irréel et merveilleux... Mais devant ma pirogue, la sirène fuyait, sans nul doute me fuyait : plongeait, reparaissait plus loin, tentait par tous les moyens de m’échapper... Et moi, je lui donnai la chasse, lui barrant le passage avec mon embarcation, la repoussant implacablement vers le rivage, vers la petite plage déserte où un soir elle m’avait déposé...

Un émoi extraordinaire s’était empare de moi ; enfin j’allais la voir, enfin j’allais pouvoir lui dire que je l’aimais. Et, sans nulle pitié pour cette volonté contraire qui animait la jeune femme, sans vouloir remarquer ce pathétique désespoir qui nettement marquait, je le voyais, son merveilleux visage (elle était vraiment extraordinairement belle !) je la repoussais de plus en plus vers la plage... Femme ou sirène, elle nageait admirablement et ma cruelle chasse dura presqu’une demi-heure ?

Qu’allait-elle me révéler, femme ou divinité ?

Lorsque enfin épuisée de fatigue je la vis se diriger vers le rivage, une joie presque sauvage m’emplit...

Elle y aborda, et resta allongée au bord de la mer, épuisée, cherchant à reprendre son souffle... Alors je vis que c’était bien une femme, mais je compris en même temps avec horreur son goût de la sauvagerie, son désir de ne jamais être vue hors de l’eau : elle avait une jambe coupée.

Je vous ai dit que mon histoire était cruelle. Malgré tout mon amour, je n’ai pas eu pitié d'elle... Non, je n’ai pas eu le courage de l’aimer malgré "cela" !

J’ai laissé la sirène blessée sur le rivage, et, pagayant de toutes mes forces, j’ai fui ! »

 

Le récit est effectivement « cruel », ce qui n’a rien d’étonnant puisque l’une de ses sources est La petite sirène d’Andersen. Comme son héroïne d’origine danoise, la « sirène » de Gérard Philipe sauve un « beau prince » et s’enfuit. Mais ici la fable semble s’inverser momentanément au profit du prince charmant : c’est le futur « jeune premier » qui tombe amoureux de sa véritable bienfaitrice (alors que dans le conte originel, le prince se méprenait sur l’identité de celle qui l’avait sauvé d’un naufrage et épousait la fille du roi voisin) ; c’est bien Gérard Philipe qui recherche frénétiquement sa sirène « en pirogue » (détail goguenard qui devrait mettre la puce à l’oreille !) au point d’en être obsédé. Et, comme son modèle, c’est lui qui « fuit » ensuite devant un amour impossible et devant la révélation d’une sirène handicapée, comme celle d’Andersen, le problème se situant au niveau de ses jambes… Le parallélisme est frappant.

 

Fabrice del Dongo s'évade de la Tour Farnèse (Gérard Philipe)

Outre ces réminiscences littéraires évidentes, toute la première partie du récit – celle portant sur les pérégrinations à l’île de Lérins – se rapproche du scénario de La Chartreuse de Parme adapté par Pierre Véry. 

Quand il livre ce récit rocambolesque, Gérard Philipe devait déjà avoir en main le scénario qui transformait Fabrice del Dongo en « Tarzan del Dongo » comme Jean Desterne le déplorera dans La Revue du cinéma (août 1948, p. 37), estimant en outre qu’on avait « un peu forcé la dose » et que le film aurait dû s’intituler « L’Évadé de la Tour Farnèse, d’après La Chartreuse de Parme. » (Ibid., p. 34). Cela se sent bien dans le traitement détaillé de cette « évasion » ratée. Faut-il y lire une appréhension inconsciente du tournage de cette scène – qui lui donnera d’ailleurs du fil à retordre ainsi que la peur d’une probable chute ? Ou simplement de l’autodérision, déjouant ainsi l’image « héroïque » de la vedette qu’il est en train de devenir, donnant à ses admiratrices l'image d’un adolescent étourdi  ? Il admettra à plusieurs reprises n’avoir jamais été un grand sportif.

 

tournage du "Diable au Corps" (photo : Raymond Voinquel © MAP)

 

La raison de ce canular élaboré et, il faut le souligner, écrit avec un véritable style et un luxe de détails qui entraînent dans ces péripéties, donnant un aperçu des dons de conteur soulignés par ses amis ?

Le fin mot de l’affaire fut raconté par Gérard Philipe lui-même à un journaliste. (Il s’agit sans doute d’une dépêche d’agence reprise dans un journal québécois) :

« […] Gérard Philipe me parle maintenant des journalistes. Gentiment. Il comprend que leur métier est d'écrire des articles, mais je sens qu'il leur reproche parfois de vouloir franchir certaines frontières.

—Comme si mes goûts n’étaient plus à mol, semble-t-il dire, comme si la vie privée d'un acteur devait devenir publique...

Et avec un sourire heureux d’enfant qui s’est débarrassé d'une corvée par une pirouette pleine de fantaisie, il me raconte l’histoire de "son premier amour".

Il tournait alors alors le Diable au corps. Un magazine de cinéma tenait absolument à livrer à ses fidèles vingt tranches de vie, écrites par les vedettes elles-mêmes en contant l’aventure qui avait fait battre leur cœur pour la première fois. Une envoyée de ce journal vient donc trouver Gérard Philipe qui se récuse devant cette indiscrétion. Micheline Presle cédant, il cède aussi, mais y met une condition : il faut qu’on publie ce qu’il dira.

Le contrat est accepté et il annonce : “Mon premier amour est un poisson". On se récrie. Il propose une baleine. Pas plus de succès, finalement il dit "Je transige : c’est une sirène". Et il raconte l'histoire merveilleuse d'une femme "aux longs cheveux d’algues" et "aux yeux couleur de mer" qui se baigne alors qu'il se promène en pirogue. […]

— Ce récit, conclut Gérard Philipe, fut publié. Et les lecteurs durent croire qu'il n'y avait qu'aux artistes qu'il arrivait des aventures pareilles !... » (Jean Palaiseul, Photo-Journal, 3 juin 1948.)

La gestation de ce canular est même évoqué dans un article portant sur le tournage de la scène de l'Armistice...

Il n’en demeure pas moins que cette blague – qui comporte peut-être un zeste de vérité, la visite à l’île de Lérins, comme semble le penser son biographe Gérard Bonal – a pesé sur la perception qu’on a pu avoir de lui. Ainsi, un chroniqueur québécois souligne-t-il que 

 

« Quand il parle de la vie, cest avec une certaine rancœur, comme si elle ne lui avait pas tout donné. Il aime à rappeler certains souvenirs pénibles, il conserve de vieilles rancunes, il méprise beaucoup de choses et beaucoup de gens. Tout cela répond sans doute chez lui à une soif dabsolu toujours inassouvie. Peut-être, sil lavait connue, aurait-il compris cette malheureuse Nicole Ladmiral, la jeune interprète du Journal d’un curé de campagne, qui se tua pour n avoir pas admis les compromissions de lexistence. Elle était, au féminin, le sosie de Gérard. Sil n’avait été si riche de la volonté qui manquait totalement à la jeune femme, qui sait sil n’eût pas terminé de la même manière ?

Un souvenir qui doit l'obséder puisquil lévoque chaque fois quon lui demande une anecdote de son enfance symbolise assez bien cette désillusion permanente quest la vie quotidienne pour Gérard Philipe.

[anecdote de la sirène]

Gérard Philipe a gardé beaucoup de lintransigeance de ladolescence, de ses idées préconçues. Il a aussi sa cruauté, son manque de tendresse. Cest cela sans doute qui lui a fait manquer Till lEspiègle, qui comportait pourtant d’indéniables qualités.

Il est compliqué et déroutant comme la jeunesse. Il donne limpression d être encore en pleine évolution. Lui qui a réussi tellement vite offre peut-être ce retard de l’évolution affective que l’on observe chez beaucoup de grands acteurs.

Pour bien jouer, les acteurs doivent être de grands égocentriques et de grands enfants, dit Orson Welles, qui sait de quoi il parle.

Peut-être n’est-il pas souhaitable que Gérard Philipe mûrisse vraiment. Il y perdrait ce charme, cette fascination quil exerce sur tous les publics du monde, et précipitent sur lui, lorsquil sy rend, les foules de San Francisco et de Tokyo comme celles de Moscou. Il lui suffit sans doute d’être habité d’une ambition farouche, qui se décèle sur ses traits charmants lors quil ne sourit pas. […] » (Gérard Fresne, Le Samedi, 18 octobre 1958)

 

La sirène a donc fini par faire « plouf » !

Ce mélange de fantaisie exubérante, de retrait jaloux sur son intériorité – qui ne sont finalement qu’un même masque –, de sens de l’humour potache et de mélancolie subite, a dérouté la plupart de ses contemporains. Ils se manifestent déjà dans ce « récit de jeunesse » acerbe et excentrique, dévoilant certains traits de caractère qui l’aideront à être la vedette que l’on sait.

Dans les réminiscences diverses relatées après la mort de l’acteur, son premier groupe d'amis de la rue du Paradis a dit et redit quel sens du canular (souvent téléphonique !) avait Philipe, à quel point il était capable de se lancer dans de grands récits bigarrés, excentriques et teintés de merveilleux, dont profiteront par la suite son beau-fils (cf. Gérard Bonal) puis ses enfants (cf. le récit de Vercors de ses vacances à Ramatuelle en 1959). En écoutant ses interview audiovisuelles, la maîtrise de la syntaxe, la précision du vocabulaire et la pensée très organisée et précise du comédien frappent l’auditeur. S’il n’a pas donné par écrit ce texte, Gérard Philipe semble tout à fait capable de l’avoir improvisé à l’oral ! Il reste sans doute le seul témoignage fixé par écrit de ces contes et longs récits improvisés qui resteront dans le souvenir de ses contemporains… Ce sens de la fantaisie ne trouvera cependant pas d’exutoire professionnel : Tous les chemins mènent à Rome sera un échec.

 

Illustration : image composite réalisée avec des éléments Canva - photographies de plateau de Raymond Voinquel (Le Diable au Corps) © MAP - La Chartreuse de Parme © DR.

 

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