1946 – Gérard Philipe tourne "Le Diable au corps" (3)

 "Le Diable au corps" (photo de Raymond Voinquel © MAP)

Le tournage du Diable au corps, réalisé par Autant-Lara, se poursuit dans les décors intérieurs et extérieurs des Studios de Boulogne et de Neuilly. Et les journalistes sont présents pour raconter les coulisses du tournage.

 

 "Le Diable au corps" Cinévie (22 octobre 1946) © BnF

Légende de la photographie : « La banlieue animée de 1917 telle qu'elle apparaîtra sur l'écran. » (Cliquer sur la photo pour l'agrandir.)

« L 'enceinte des terrains du studio de Boulogne franchie, c’est un autre monde qui fait son apparition. Après les usines de "l’Air Liquide", le calme d’une petite ville de banlieue, d’allure provinciale dans le froid du soleil matinal. Une rue qui monte, des pavillons à un seul étage, la maison du bourrelier-sellier, du barbier, de l’imprimeur, le café-concert, "Alhambra" du coin, le lycée Kléber ; le tout vous-abuserait si ce n’était les affiches placardées un peu partout et invitant la population à donner son or ou à combattre pour la victoire. On était les plus forts à cette époque, et on ne le disait pas encore. Vous avez deviné que nous sommes en l’année 1917 et... que tout cela n’est qu’un décor.

Mais, soudain, la rue s’anime, de jeunes écoliers entrent dans la cour du lycée, des petites filles vont chercher le lait d’hypothétiques petits frères, des mères de famille reviennent du marché. Tous portent les costumes démodés des photos des albums de famille. Il ne manque plus, pour compléter le tableau, que l’héroïque soldat en uniforme bleu horizon. Baïonnette au fourreau et le casque sur la nuque. Le voici. Il débouche bientôt au milieu de la rue, devant vingt mètres de rail. Sur ces rails, un chariot, sur le chariot, une caméra, à la loupe de visée un opérateur en complet veston 1946 ; Claude Autant-Lara tourne le Diable au Corps.

[…] c’est le temps de la guerre 1914-1918 que Claude Autant-Lara s’attache à ressusciter avec le Diable au Corps, d’après Raymond Radiguet, poète mort à vingt ans. Son œuvre pétille de jeunesse et bruit de fureur de vivre, d’amour violent et passionné.

La jeunesse partout...

Micheline Presle, jeune femme de dix-neuf ans mariée à un soldat combattant, est séduite par Gérard Philippe [sic] qui fréquente encore l’école... Gérard Philippe [sic] paraît avoir l’âge de son rôle : quinze ans. Radiguet avait dix-sept ans, quand il écrivit cette histoire de l’adolescence et des amours turbulentes. Le roman fit scandale à l’époque par son apparente immoralité et le cynisme de son héros. Pourtant, et le film le laissera sentir, c’est la guerre qui est immorale. L’abandon où elle laisse les jeunes gens non encore mûrs pour le combat permet toutes les licences. [Les scénaristes] n’ont rien voulu ajouter [au roman] et Claude Autant-Lara ambitionne de traduire le style même de l’écrivain, qui reste d’un modernisme brûlant.

[…] Mais aujourd’hui, à la fin advenue de la scène qu’on tourne, ce n’est que la seconde rencontre des amants. La première était dans le lycée partiellement transformé en hôpital. Micheline, aspirante infirmière, perdait connaissance en soignant un blessé grave.

 

"Le Diable au corps" Cinévie (22 octobre 1946) © BnF
Légende de la photographie : « Ce soldat perdra une jambe et cette ménagère le soignera. »

 On tourne...

Gérard Philippe [sic] s’en va tranquillement au lycée, devisant avec son camarade Michel François. Ils sont bientôt dépassés par un groupe de jeunes recrues en civil et le baluchon sur l’épaule, encadrées de militaires. Un adjudant à la trogne caractéristique confond nos jeunes potaches avec ses futurs héros. Après les protestations de Gérard, la scène s’achève sur l’étonnement ravi des deux jeunes lycéens reconnaissant la petite infirmière dans son manteau très simple à l’autre bout de la rue.

"Le Diable au corps" (photo de Raymond Voinquel © MAP)

Micheline a le diable au corps ?

Micheline qui ne paraissait pas dans ce plan voulut animer un peu la prise de vue et fit plusieurs entrées aussi humoristiques qu’intempestives. Pour la dernière, elle mit deux figurants écoliers dans une voiture d’enfant d’époque et sortit du lycée juste au moment où les recrues arrivaient, créant une pagaïe invraisemblable à la grande joie des spectateurs, techniciens et acteurs. Le réalisateur souriait et l’on reprit dans la bonne humeur.

Combien de fois les artistes de complément ont-ils remonté et descendu cette rue ? Chaque fois un nouveau détail ajouté rendait la scène plus riche. L’accessoiriste apportait du crottin de cheval dans son chapeau et en enjolivait les pavés.

Il y a encore pour trois semaines de tournage dans cette petite ville artificielle et provinciale. L’assistante du metteur en scène, qui est aussi sa femme, est optimiste. Tout marche bien. Si cela continue, le diable aura vraiment été de la partie. » (Cinévie, 22 octobre 1946.)

 

Copie d'écran du DVD Universal (2009)

 

Mais les journées de tournage sont longues, et il faut les alléger comme on peut ! Donc,

L'idiot fait l'idiot

« Dans L'Idiot où il incarnait le prince Muichkine, Gérard Philippe [sic] s'était révélé comme un de nos meilleurs acteurs dramatiques. Le rôle de potache énamouré que Claude Autant-Lara lui a confié dans Le Diable au corps révélera un nouvel aspect de son talent.

Débarrassé de sa barbiche et de sa longue perruque, l'œil moins terne, le geste plus vif, sans doute serait-il difficilement reconnu par nombre de spectateurs encore peu familiarisés avec sa silhouette.

La semaine dernière, au studio de Neuilly, Gérard Philippe [sic], dans le décor du New-York Bar, devait entraîner Micheline Presle vers le téléphone.

— Ah ! non... laisse-moi mentir toute seule !... disait cette dernière au moment de pénétrer dans la cabine.

Mais la demi-porte battante brusquement lâchée dans le dos de son compagnon était pour Gérard Philippe [sic] prétexte à une mimique comique irrésistible.

— Qu'est-ce que c'est que ça? s'étonna un visiteur, il n'y a rien de semblable dans le roman de Radiguet !

Il n'y aura rien de pareil dans le film. On n'en était encore qu'au réglage de la caméra et des éclairages. Le moment venu de répéter pour de bon, Claude Autant-Lara pria avec bonhomie son interprète de mettre un terme à ses facéties. Dès lors, c'est un jeune homme un peu langoureux que l'on vit s'arrêter sur le pas de la demi-porte battante. » (Les Lettres françaises, 25 octobre 1946.)

 

"Le Diable au corps" (photo de Raymond Voinquel © MAP)

C’est également une autre scène se déroulant au Harry’s Bar, au tournage de laquelle assiste une journaliste d’Opéra : celle de l’annonce de la (fausse) armistice et du malaise de Marthe. Elle nous en révèle des coulisses… inattendues. 

Si la scène est tragique, Micheline Presle et Gérard Philipe s’amusent…

« Il y a foule, ce soir, rue Daunou, au Harry’s Bar. Les uniformes alliés se coudoient, quelques tenues bleu-horizon tranchant encore sur le kaki de l'ensemble. Débordés, les barmen versent le whisky, à défaut de cocktails et un énorme brouhaha règne sous les banderoles et les petits drapeaux en papier qui ornent le plafond de la salle.

— Attention ! Parlez en silence, Je vous prie ! Vous ne pouvez pas remuer La bouche sans qu'on vous entende, non ? Le premier monsieur à gauche, oui, celui à barbe, on vous voit terriblement, méfiez-vous… La dame aussi. Allons-y !

En casquette blanche de cycliste et bras de chemise, malgré le rafraîchissement de la température, Claude Autant-Lara donne ses ordres aux figurants qui entourent, près du bar, Micheline Presle et Gérard Philippe [sic].

"Le Diable au corps" (photo de Raymond Voinquel © MAP)

Micheline a trouvé un tabouret, s'est hissée dessus et son long manteau bordé de fourrure pend sur ses chevilles. Mode d'hier... Mode de demain (ceci est moins sûr !) Un petit bonnet de plumes collées enserre étroitement son menu visage, crispé, tendu, Gérard Philippe [sic], en trench-coat, nu-tête, laisse s’ébouriffer sur son front intelligent la masse indisciplinée de ses cheveux épais.

L'heure est grave pour Marthe et François, les héros du Diable au corps. […]

Nul, l'ayant lu, même au temps de l'adolescence, n’a oublié le roman de Raymond Radiguet, cette histoire violente et désespérée de deux êtres jeunes dévorés du besoin de vivre alors qu'un monde s'écroule alentour d’eux. […] grâce à la fervente transposition en images qu'a entreprise Claude Autant-Lara, les héros […] revivront à nouveau.

"Le Diable au corps" (photo de Raymond Voinquel © MAP)

Les deux artistes très aimés à qui l'on a confié le soin de cette résurrection, Micheline Presle et Gérard Philippe [sic], échappent d'ailleurs à toute mélancolie, dès que la caméra cesse de les guetter. Perchés sur le rebord d'une vitrine à liqueurs, ils se sont déchaînés et bâtissent de compagnie une extravagante histoire de garçon amoureux d'une sirène, en s'inspirant des souvenirs d'adolescence — fort récents — de celui qui sut être inoubliablement l'Idiot. Ils s'amusent comme des petits fous et font assaut de jeux de mots dignes de composer une suite à l'Almanach Vermot ! Aspect inattendu du Prince des Jeunes premiers romantiques.

— Voilà qu'on chante ! Allez, on chante aussi !

Cette fois, Micheline Presle prend les commandes et, en coulisse, se joint, ainsi que Gérard Philippe, à la liesse populaire que dirige maintenant Claude Autant-Lara.

— It’s a long way to Tipperary… It's a long way to go.

Tous les clients du bar ont repris le refrain qui a bercé les jeunes années de tant d'entre nous. […] Mais quelle nouvelle motive donc ce déploiement de joie ? Le découpage me l'apprend. Au numéro qui correspond à celui tracé à la craie sur la claquette, je lis à peu près ceci :

"Un homme d'une cinquantaine d'années vient d'entrer, un peu fripé, un peu défraîchi : évidemment un journaliste. (Sont-ils gentils !). Il annonce : L'Armistice est signé !"

Information prématurée. Nous ne sommes que le 7 novembre 1918 et la pauvre petite Marthe aura le temps de mourir avant que le monde soit délivré de son cauchemar... pour quelques lustres ! […] » (Odile Cambier, Opéra, 30 octobre 1946.)

 

L’histoire rocambolesque de la rencontre de Gérard Philipe et de sa sirène est retranscrite sur ce billet de blog.

Sur le versant « potache » et farceur de Gérard Philipe et ses dons d’improvisation, se reporter ce billet de blog.

 

Illustrations : copie d’écran du DVD Universal (2009) – photographies publiées par Cinévie (22 octobre 1946) © BnF – photographies de plateau de Raymond Voinquel (© Médiathèque de l’architecture et du patrimoine)

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