1973 – Qu’aurait joué Gérard Philipe à cinquante ans ? Réponses et interviews

Saluts de Ruy Blas par la troupe du T.N.P. à Dresde (1956), photographie d’Erich Höhne & Erich Pohl © Deutsche Fotothek

« En 1973, quels rôles jouerait, s’il vivait, Gérard Philipe ? » C’est la réponse que Télé 7 Jours avait posée à certains, réalisateurs, actrice et même son épouse. Question-piège, tant les voltes-faces d’un comédien qui prit toujours soin d’être là où on ne l’attendait pas (hors contingences et productions erratiques de projets non réalisés) abondent dans son parcours !

Cette question ne laissait pas indifférent un comédien très conscient des emplois et du temps qui passait, risquant de lui interdire certaines prises de rôles. Ainsi, il voulut jouer Perdican et Octave, dans On ne badine pas avec l’amour et Les Caprices de Marianne de Musset, avant de « n’avoir plus de cheveux ». Ainsi, il se préoccupa toujours de l’âge et de sensations de ses personnages, mettant en avant la crédibilité de ces êtres de fiction auquel il donnait chair et non ses possibles envies d’interprète.

Ce « Travailleur acharné, travailleur secret, travailleur méthodique » (comme le mentionnera Jean Vilar dans son hommage) notait méthodiquement ses lectures et envisageait tout aussi méthodiquement et sereinement la suite de sa carrière, comme en attestent ses fiches de lecture conservées par sa famille. Grâce à elle, on en connaît quelques-unes qui permettent de rêver sur ces rôles qu’il n’incarna pas.

Hamlet, tout d’abord, souvent mentionné (dès 1945 ou 1946), qu’il aurait dû aborder en 1960 sous la direction de Peter Brook.

Puis un rôle de Molière qui l’intéressait tout particulièrement : Sganarelle, dans Le Mariage Forcé de Molière (« Pour moi / dans 20 ans / Sganarelle / Déc. 53 » porte l’en-tête d’une note de lecture reproduite dans le catalogue de l’exposition de la Bibliothèque nationale de France, p.165 ). Et d’autres, encore :

« […] Gérard a décidé, un jour, d’être ce qu’il choisirait, non ce qu’on lui choisirait. Il prend des notes. Il tient le journal de son futur destin.

Corneille : Suréna, Attila, Tite et Bérénice, Othon, Sertorius, Andromède (« Très belles cadences »), L’Illusion comique (« Si je le joue, rechercher les coupures proposées par Corneille »), Médée (« Non. […] »), La Suivante (« À monter […] »), La veuve ou le traître trahi (« A monter. Une pièce d’acteurs – à jouer entre les vers – bien construite et mousseuse »)…

Quand il a relu ou lu tout Corneille, Gérard dresse son petit tableau des pièces qu’il voudrait jouer : La Veuve, La Galerie du Palais, la Place Royale, l’Illusion Comique, Horace, Cinna, Le Menteur, Rodogune, Héraclius.

Deux mois plus tard, il entreprend de relire Molière : La Jalousie du Barbouillé (« Pour moi, dans vingt ans ? »), L’Étourdi (« Pour moi, Mascarille »), L’École des Maris (« Sganarelle : pour moi, dans vingt ans »), les Fâcheux (« Je peux jouer Éraste »), l’École des Femmes (« Pour moi dans vingt ans »)… » (Gérard Philipe, Souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, Gallimard, 1960, pp. 12-13.)

 

En février 1973, Guy Verdot recueille, pour Télé 7 Jours, les réponses à cette question : « Quels rôles jouerait, s’il vivait, Gérard Philipe, qui viendrait d’atteindre ses cinquante ans ? ». Voici quelques réponses, parfois bien embarrassées…

Pour René Clément,

« (…) je crois pouvoir vous dire que Gérard aimerait par-dessus tout jouer dans ce Lorenzaccio, où il a tant brillé sur la scène du TNP. Il serait à ce qu’on appelle « l’âge shakespearien ». Oui, mais dans cette pièce, justement, Musset a été Shakespeare. Seulement, il n’aurait plus l’âge de Lorenzo de Médicis. Alors, serait-il le duc Alexandre que jouait Ivernel ? »

Question rhétorique un peu vaine, car Alexandre de Médicis est aussi un homme jeune… On sent l’embarras du réalisateur qui poursuit :

« Quant à M. Ripois […], il l’incarnait avec beaucoup d’humour parce qu’il savait bien que c’était une sorte de don Juan à la manque… Alors, aujourd’hui, le vrai don Juan ? Peut-être. De toute façon, il aurait ce qu’il a toujours eu : le sens de la rareté d’un personnage, et, en plus, un charme étonnant. Cela, vous pouvez en être sûr : cela ne l’aurait pas quitté. Pas plus, d'ailleurs, que sa négligence à l'égard de sa santé, comme l'a prouvé son retour du Mexique. Le rôle qui lui allait le moins ? Celui de malade, imaginaire ou non. »

Grand Dom Juan, Jean Vilar aurait-il favorisé ce passage de relais, comme il le fit pour Richard II ?

 

Gérard Philipe en Lorenzaccio (carte postale), photographie © Atzinger

Claude Autant-Lara botte en touche, et ne répond pas vraiment à la question, revenant sur des souvenirs de tournage :

« Pour autant aujourd'hui, je vous réponds tout de suite : il pourrait être le Valmont des "Liaisons dangereuses", mais pas dans le climat des coucheries bourgeoises du film de Vadim. [...] Quant à Gérard Philipe, il faut vous dire que lui et moi, on ne s'aimait pas mais on s'estimait. "Drôle de ménage" comme dirait Rimbaud. Après chaque tournage, on était fâchés, mais on discutait et, à la reprise, le personnel technique s'étonnait de nous voir de connivence. Il faut dire que Gérard trouvait toujours le moyen de "m'avoir". Il n'était pas commode, il avait des idées fixes, mais, en même temps, il avait un charme fou, un charme qui devait être un don du ciel. D'ailleurs, j'estime qu'il n'a jamais été remplacé. Oui, même dans le Cid. »

 

Christian-Jaque relève que

« Il m'a donné toute sa fougue dans "Fanfan la Tulipe" et tout son charme dans "La Chartreuse de Parme". Mais en ce temps-là, Gérard Philipe ne faisait pas on âge. On lui donnait facilement dix ans de moins. Alors, même à l'âge de cinquante ans, il ne serait pas fait pour les rôles quinquagénaires. Je crois qu'il demeurerait le parfait prototype du jeune premier. Mais cela ne l'empêcherait pas de jouer Shakespeare. N'oubliez pas que Macbeth n'est nullement un barbon. Gérard Philipe demeurerait capable de tout. Il est rare qu'un éventail de possibilités soit si large, aussi bien dans le romantisme que dans le futurisme (car c'est lui qui a apporté au T.N.P. une fameuse pièce du poète Henri Pichette), et aussi bien en parfait amoureux qu'en personnage ironique. Tenez, pour parler de ce que je viens de voir à la TV, je trouve Gérard parent de l'acteur James Dean, en cela qu'il fut une sorte d'archange - à commencer par celui d'une pièce de Giraudoux. De toute manière, avec l'âge, il serait demeuré prodigieux. »

 

D’une certaine manière, Gérard Philipe « joua » Macbeth, puisqu’il prit la direction d’un filage complet de la pièce de Shakespeare en juillet 1954, avant la première au Festival d’Avignon ; il joua le rôle, brochure à la main. L’état de santé de Jean Vilar, le titulaire du rôle-titre, l’empêchait d’être présent.

 

Répétition de Macbeth avec Gérard Philipe dans le rôle-titre (© agence Roger-Viollet)

Quant à Madeleine Renaud, qui tenta vainement de l’attirer dans sa troupe en 1951 au moment où Gérard Philipe faisait le choix de Jean Vilar, elle retrace des sentiers battus :

« Je vois Gérard Philipe dans le rôle d'Hamlet que mon mari Jean-Louis Barrault a joué jusqu'à quarante-cinq ans. Hamlet, de son vivant, Gérard en avait déjà la nature. En revanche, vous pensez bien que, même à l'âge du demi-siècle, je ne le vois pas du tout dans le roi Lear, qui n'a évidemment pas la jeunesse que Gérard avait gardée en scène. Pauvre Gérard, qui est mort à trente-sept ans ! Le souvenir reste attaché à sa grâce. Mais aussi, je vois très bien dans des poètes modernes ou même d'avant-garde. Il y montrerait encore sa sensibilité, voir sa pointe de génie. Mais il est certain que, en prenant des années, il aurait évolué. Comment ? C'est ce que nous ne pouvons imaginer dans le sens avant-gardiste que je viens d'évoquer. »

Si Gérard Philipe n’incarna finalement pas le rôle, on peut encore l’entendre dans un extrait de la pièce, diffusé le 17 juin 1950 à la radio et reporté en CD.

 

La question semble importuner Anne Philipe. Dans sa réponse, assez sèche, elle ne mentionne pas les fameuses notes de lecture de son mari… d’ailleurs citées dans l’ouvrage qu’elle a coordonné avec Claude Roy en 1960, Gérard Philipe : Souvenirs et témoignages…

« Je n'ai pas à vous donner mon avis personnel. D'ailleurs, vous savez que, dans ce que j'ai écrit, je n'ai jamais nommé mon mari. [...] Lui-même ne se voyait pas dans des rôles futurs.

Il était trop présent, dans la vie comme sur la scène, pour revêtir par la pensée, d'autres habits que celui qui est allé avec lui dans la tombe : le costume de Rodrigue. »

 

S’il est impossible de dire quels auraient été les chemins dramatiques empruntés par le comédien, gageons qu’il aurait eu à cœur de continuer de se renouveler. Être figé dans un emploi était bien un écueil de son vedettariat qu’il a tâché d’éviter durant toute sa carrière… On sait du moins que dans ses projets immédiats, il aurait dû incarner Gulliver dans une adaptation du roman de Jonathan Swift pour la télévision (ce qui aurait été une grande première pour le comédien), et qu’il devait participer à Babette s’en va en guerre de Christian-Jaque, avec Brigitte Bardot. Ce film sortit en septembre 1959, et Jacques Charrier incarna finalement le lieutenant Gérard de Crécy-Lozère…

 

Illustrations : Saluts de Ruy Blas par la troupe du T.N.P. à Dresde (1956), photographie d’Erich Höhne & Erich Pohl © Deutsche Fotothek – Gérard Philipe en Lorenzaccio (carte postale), photographie © Atzinger – Répétition de Macbeth dirigée par Gérard Philipe lisant le rôle-titre (Avignon, juillet 1954) (© agence Roger-Viollet)

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