1946 - Un cocktail au (faux) Grand Véfour pour "Le Diable au Corps"

"Le Diable au corps" film (Elle, 1er octobre 1946)

Mi-septembre 1946, alors que le tournage du Diable au Corps par Autant-Lara, d’après le roman de Raymond Radiguet, est déjà bien entamé, un cocktail se tient aux Studios de Boulogne sur Seine dans le décor du Grand Véfour, reconstitué à s’y tromper…

C’est l’occasion pour les vedettes de papoter entre elles, et pour les journalistes de cinéma de rapporter aux fans les propos tenus. Des envoyés spéciaux de Elle et Ciné-Miroir étaient présents :

 Quand l’Idiot a le Diable au Corps

« Un roman qui a fait scandale, un jeune premier qui a fait du bruit, une vedette qui a fait rêver...

Et le tout fera le film dont on parlera : Le Diable au corps.

C’est l’histoire d’un lycéen de seize ans (Gérard Philippe [sic]) qui, pendant la guerre 1914-1918, devint l’amant de la femme d’un soldat (Micheline Presle).

Histoire autobiographique, puisque l’aventure arriva à l’auteur du livre. Raymond Radiguet, quand il avait quatorze ans. Radiguet mourut à vingt et un ans : Le Diable au corps l’avait rendu célèbre.

Quand le livre parut, en 1923, la campagne de presse fut sans pitié. Paul Reboux, dans la manière  de..." imita Radiguet en contant: Les Amours d’un nourrisson...

Marthe, l’héroïne du livre, convoqua Radiguet et lui donna rendez-vous au Bœuf sur le Toit. Jean Cocteau, ami intime de Radiguet, l’accompagna. De quoi Marthe n’était-elle pas capable ?

Les deux amis prirent des tables séparées. Marthe arriva. Et Cocteau vit soudain son ami sortir un billet de son portefeuille et le remettre à la jolie personne.

C’était cinquante francs que Radiguet avait empruntés à la belle et que celle-ci réclamait "puisqu’il gagnait de l’argent avec son livre".

Cocteau raconta l’histoire à Jean Aurenche qui adapta le livre pour l’écran avec Pierre Bost. Et Jean Aurenche nous l’a racontée.

On a beaucoup dit que Marthe était "dans la vie" une jeune femme fort connue dans les milieux littéraires de l’époque sous le nom de Bronia, et qui devint plus tard Mme René Clair.

Mais si Radiguet aima Bronia, Bronia fut-elle la Marthe du Diable au corps ? Rien ne permet de l’affirmer.

Dans le film, Marthe aura le visage de Micheline Presles qui a beaucoup maigri depuis Boule de Suif et qui porte fort bien la toilette 1920... & peine démodée...

C’est dans ce costume qu’elle reçoit, en compagnie de Gérard Philippe [sic], qui a abandonné la barbe de L’Idiot.

On a reconstitué pour le film le décor du restaurant du Grand Véfour tel qu’il était en 1920, tel qu’il est encore.

Quelques distraits ont cru d’ailleurs que le cocktail annoncé avait lieu au restaurant même et ils n’arrivèrent aux studios de Neuilly que pour voir disparaître les derniers sandwichs.

Il y a... il y a tout le monde, le "tout le monde" des cocktails cinématographiques. Danielle Darrieux bavarde avec Claude Autant-Lara, metteur en scène du film, mais c’est avec Léonide Moguy, le metteur en scène de Prison sans barreaux, retour d’Amérique, qu’elle vient de signer un contrat.

Nous avions bien dit que les paletots clairs sont à la mode... Parisiennes parfaites, Danielle Darrieux porte une veste de velours côtelé moutarde sur une robe noire, Madeleine Robinson porte une veste rose sur une jupe noire... et le metteur en scène Jacques Becker porte une veste pied de poule, visiblement faite à Londres, ce qui pour un homme est encore la meilleure façon d’avoir l’air parisien. » (Elle, 1er octobre 1946.)

 

Gérard Philipe et Madeleine Robinson (Elle, 1er octobre 1946)

Micheline Presle et Danielle Darrieux (Elle, 1er octobre 1946)

« Légendes des photos : Mais entre deux prises de vues, Gérard Philippe [sic] s'en va faire du charme à Madeleine Robinson...

... Micheline Presle fait des grimaces et Danielle Darrieux n'a pas l'air de s'amuser follement. »

 

Micheline Presles rencontre Ulysse sur le rivage Méditerranéen

« Un cocktail fêtait le commencement de Diable au corps, le film que Jean Aurenche et Pierre Bost ont tiré du roman de Raymond Radiguet, écrivain prodige prématurément disparu.

Les vedettes du film, Micheline Presles et Gérard Philippe [sic], étaient présentés en costume d’époque. La Micheline de Diable au corps évoque, par l’aspect, une autre création réussie de l'actrice : Félicie Nanteuil. Auprès de sa partenaire, Gérard Philippe faisait sensation avec des souliers pointus... comme on n'en porte plus.

Le décor était celui du Véfour d’il y a trente ans. Pour s’assurer de son exactitude, le metteur en scène Autant-Lara avait convoqué l’actuel sommelier du célèbre restaurant. Cet observateur qualifié a relevé une lacune : au tablier des serveurs manquait la pochette aménagée pour y loger les pourboires.

Danielle Darrieux, Madeleine Robinson avaient répondu à l’invitation des organisateurs.

À la fin de la réunion, Micheline Presles conta une histoire de vacances.

— Non loin de Sainte-Maxime, j'avais choisi une petite plage discrète afin d'y pratiquer le ski-radeau.

Un matin, j'avais pris la mer de bonne heure. Dupée par un calme plat qui n’était qu'hypocrisie, je m’étais éloignée du rivage. Le vent se mit à souffler. Je dérivai jusqu’à un îlot où je me trouvai en posture de Robinson. Ce fut un pécheur qui me délivra. Je lui demandai son nom : "Ulysse, m'a-t-il répondu."

À ta place, est intervenue Danielle, je lui aurais retourné : "...Et moi, Calypso !" » (E. M., Ciné-Miroir, 20 septembre 1946.)

 

Micheline Presle et Danielle Darrieux (Ciné-Miroir, 20 septembre 1946)

Pour répondre au potin concernant Bronia Perlmutter (qui épousera le réalisateur René Clair en 1928), elle connut effectivement Raymond Radiguet, probablement en février 1923. Leur idylle se nourrit d’une correspondance très suivie, mais le jeune homme appartient à « la bande à Cocteau » et la voit difficilement, bien qu’il annonce vouloir épouser la jeune modèle de Montparnasse. Entre octobre et décembre 1923, elle le soignera avec dévouement, en prenant des risques pour sa propre santé : Radiguet est atteint d’une typhoïde mortelle… (À ce propos, voir Le Mystère René Clair, de Pierre Billard, Plon, 1998, pp. 94-95., ainsi qu’une émission de France Culture, Bronia Perlmutter, de Raymond Radiguet à René Clair, dans laquelle Bronia Clair a témoigné.)

La Marthe du Diable au Corps se nommait en réalité Alice Saunier ; cette institutrice avait neuf ans de plus que Radiguet.

 

Gérard Philipe avait fait ses débuts au théâtre en 1942 avec Une grande fille toute simple, pièce écrite pour mettre en valeur Madeleine Robinson. Il la retrouvera dans Une si jolie petite plage, de Yves Allégret, en 1948, et aurait dû la retrouver dans Dieu a besoin des hommes, en 1949.

Il retrouvera Danielle Darrieux dans Pot-Bouille et Le Rouge et le Noir.

 

Illustrations : © Bibliothèque nationale de France et Gallica-BnF.

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