1948 – Gérard Philipe, un Lorenzaccio de cinéma ?

Gérard Philipe, Lorenzaccio à Avignon (1952)

 Après avoir interprété le rôle-titre de Lorenzaccio pour la radio en 1946, Gérard Philipe a pu être pressenti pour l’incarner au cinéma en 1948. Voici quelques éléments sur une rumeur relatée par la presse québécoise, laquelle reprend souvent fidèlement des échos venus de France.

Alors que La Chartreuse de Parme se tourne en Italie, en même temps qu’un Ruy Blas (d’après Victor Hugo) réalisé par Pierre Billon avec Jean Marais et Danielle Darrieux, Cinémonde (26 août 1947) annonce que :

« Jean Marais reviendra cet hiver à Florence pour incarner Lorenzaccio, le héros de Musset ».

L’Aube du 12 août 1947 précise que « [Marc-Gilbert] Sauvajeon écrira les dialogues » et que Jean Marais sera « sans doute » le rôle principal, cette adaptation se faisant « moins d’après l’œuvre de Musset que selon les documents historiques ».

Pourtant, en décembre 1947, un quotidien canadien annonce que :

« Gérard Philippe (sic), un des plus brillants jeunes acteurs français sinon le meilleur, sera Lorenzaccio » (Le Soleil, 21 décembre 1947).

 

Cette « brève » est-elle fiable ? Et si elle l’est, que s’est-il passé ? Jean Marais se serait-il rétracté pour le rôle ? Le réalisateur Pierre Billon a-t-il réellement pressenti Gérard Philipe ?

Il aurait pu être poussé dans cette démarche par son dialoguiste, le dramaturge Marc-Gilbert Sauvajeon. En 1944, Gérard Philipe avait interprété sa pièce Au Petit Bonheur… Le dramaturge, qui consacrera une très grande partie de sa carrière aux adaptations pour le cinéma et le théâtre, connaissait donc très bien le comédien.

De plus, Gérard Philipe avait fait suffisamment de coups d’éclat au théâtre, sans compter son prix de meilleur acteur au Festival de Bruxelles pour Le Diable au Corps, pour rendre sa participation très attractive. Il était depuis devenu l’une des « vedettes » de l’écran, partageant les faveurs du public avec Jean Marais. Les deux acteurs sont régulièrement cités par les magazines spécialisés comme étant les deux interprètes les plus populaires du public français.

 Pourtant, début 1948, il n’est pas (plus ?) question de Gérard Philipe dans les propos du réalisateur, lorsqu’il se livre sur sa conception de l’œuvre et du rôle-titre. Le tournage était annoncé pour l’été 1948, avec des extérieurs à Florence et à Vienne (Paris-Presse L’Intransigeant,8 janvier 1948). Sans doute était-ce encore une coproduction avec l’Italie.

 « À peine rentré d’Italie où il vient de tourner le Ruy Blas adapté par Jean Cocteau, Pierre Billon, devait partir pour Florence et Sienne en yue de choisir les vieux palais qui serviront de décors à Lorenzaccio, son prochain film.

"Après La Maison dans la dune, Deuxième Bureau, Courrier Sud, L’Inévitable Monsieur Dubois, Vautrin, L’Homme au chapeau rond, j’ai, nous dit-il, changé une fois de plus de manière en portant à l’écran Ruy Blas. Ce film comporte un côté "opéra" fort séduisant. Par "opéra", j’entends un certain ton, une noblesse de sentiment et de style qui soulèvent l’action.

Lorenzaccio, en revanche, n’aura pas le ton "opéra". C’est le drame d’un solitaire. Seul le comportement du héros peut rendre intelligible son état d’âme. Musset est assurément un auteur cinématographique, mais ses pièces sont décousues. Elles sont faites de plusieurs actions indépendantes les unes des autres. La difficulté de l’adaptation de Lorenzaccio, que j’ai réalisée avec Sauvageon, consistait à lier ces actions en leur conservant leur caractère, tout au plus en variant l’importance des personnages. Mais on ne peut guère "tripoter" le texte de Musset. »

J’avais pensé, un moment, que l’Histoire me fournirait des éléments dramatiques qui auraient pu échapper au poète. Ce dernier, au vrai, a suivi strictement la chronique. Néanmoins, en examinant à Londres le portrait que le Titien a fait de Laurent de Médicis, je me suis rendu compte qu’il n’était pas le malingre, le rachitique peint par Musset. Il avait un cou de taureau et une stature, moyenne, pour le moins. Je crois que, dramatiquement, Lorenzaccio est plus vrai dans sa force veule que dans sa faiblesse romantique, valable excuse de ses défaillances. C’est ainsi que l’interprétera Jean Marais.

Après Lorenzaccio, qui sera tourné en février prochain, je reviendrai en France pour tourner un film sur un sujet moderne : une comédie du genre américain : deux femmes, un homme... Le scénario est signé d’un auteur qui revient d’Hollywood... » Paul Carrière, Le Figaro, 3 janvier 1948.

 

Mais, dès février, le projet de Pierre Billon semble bien avoir du plomb dans l’aile ! On relate alors qu’il va réaliser un « film sur Molière », car « l’exemple de Ruy Blas » (Ce Soir, 20 février 1948) pousse à ce type d’adaptation littéraire.

Jean Marais et Gérard Philipe se seraient-ils désistés, condamnant ainsi le film ? Le financement a-t-il été impossible à finaliser ? Beaucoup de ces projets annoncés par voie de presse restent sans lendemain. La preuve ci-dessous.

Ce récent projet ne semble pas prêt d’aboutir, car c’est désormais une adaptation de Balzac qui est annoncée le 2 mai 1948 par Combat :

« Pierre Billon se prépare à porter à l’écran une autre œuvre de Balzac : "Une Ténébreuse Affaire". André Beucler écrit l’adaptation cinématographique. On parle pour l’interprétation de Fernand Ledoux, de Suzy Carrier et de Jean Debucourt. »

 

Ce projet balzacien n’aura pas plus d’avenir que le projet moliéresque… En août 1948, on trouve Pierre Billon occupé comme superviseur d’un film sur Du Guesclin réalisé par Bernard de Latour !

Et, si Pierre Billon ne voyait pas d’« opéra » dans Lorenzaccio, Jean Vilar n’y voyait pas non plus d’« opérette », comme il le fit comprendre à Gérard Philipe lorsque ce dernier interpréta la pièce de Musset avec le TNP !

 

Sources : Bibliothèque nationale de France - Bibliothèque et Archives nationales du Québec

 

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