1948 – Gérard Philipe chez lui (bis repetita) (et interview)

Gérard Philipe, rue de Tocqueville, en 1948
 

En 1948, statut de « vedette » oblige, Gérard Philipe se prête complaisamment à des interviews - portraits pour les revues spécialisées. Ciné-Miroir envoie donc le journaliste Claude Dufresne chez le jeune premier, afin de dresser un portrait à domicile. Cette illusion d’intimité fait partie des stratégies qui lient les personnalités en vue du cinéma à leurs nombreux admirateurs. Intimité factice, certes, et publicitaire, ô combien ! mais contribuant à entretenir l’intérêt.

Le comédien s’était déjà prêté à l’exercice lorsqu’il habitait Rue du Dragon avec Jacques Sigurd et avait récidivé en janvier 1948 dans son nouveau domicile partagé avec sa mère Minou, rue de Tocqueville. Quelques mois après, un nouveau reportage est publié sur Ciné-Miroir, le 6 avril très exactement.

 

On ne peut être que frappé par la similitude des informations délivrées, preuve que cette communication faussement spontanée est extrêmement contrôlée par le comédien. Comme le soulignera d’ailleurs avec malice Françoise Giroud dans un portrait aigre-doux paru dans Françoise Giroud vous présente le Tout-Paris (Gallimard, 1952, réédition 2013) :

« […] s’il a exploité largement le filon de l’amour filial, les photos avec maman, l’appartement avec maman, les porto-flips préparés par maman, c’est parce qu’il a ainsi réussi à cacher longtemps derrière le beau visage tendre de Mme Philip (sans e) un autre visage féminin qu’il entendait ne pas exposer à la malignité publique. […] »

 

En attendant, ce portrait met en avant une figure idéale de jeune homme « bien sous tous rapports », à la vie studieuse, bibliophile et sans histoires (d’amour : il ne « découche » pas !), se servant habilement de cette opportunité promotionnelle pour mettre en avant ses projets professionnels.

Cette gentillesse affichée (apparemment réelle, mais aussi masque qui lui permettait de « s’évader » mentalement des corvées induites par sa célébrité – voir le très fin portrait dressé après coup par Maria Casarès dans Souvenirs et témoignages…) est l’une de forces de cette persona qui lui permet d’éviter les questions indiscrètes. Cette « transparence » permet bien des opacités.

Gérard Philipe, rue de Tocqueville, en 1948

Voici donc « Gérard Philipe chez lui », tel que ses admiratrices pouvaient alors l’imaginer…

« Gérard Philipe n’est pas seulement le jeune artiste plein de talent qui s'est imposé en un temps record au goût du public et qui fait en ce moment les beaux soirs du théâtre de la Michodière.

Il est aussi le meilleur des fils et peut-être cette dernière qualité est-elle aussi appréciable que la première. À vingt-cinq ans, et malgré un succès qui aurait tourné des têtes plus chevronnées que la sienne, il prend ses repas chez lui et rentre ponctuellement au domicile après le théâtre. C'est que Gérard Philipe a su rester fidèle au jeune étudiant en droit qui faisait, il y a cinq ans, de timides débuts avec Marc Allégret.

— Aujourd’hui, c'est justement sous la direction d'un autre Allégret, Yves, que je vais tourner, nous a-t-il déclaré. Le film que je commence en compagnie de Madeleine Robinson, Une si gentille petite plage (sic), est une œuvre réellement originale, puisqu’elle se déroule après l’action. Je m'explique. Il s'agit d'une tentative cinématographique assez hardie qui tend à "suggérer", tout au long du film, ce qui s'est passé dans l'esprit du héros. Celui-ci est un sensitif, vous vous en doutez... Je crois qu'il s‘agit-là de vrai cinéma puisque l'image muette revêt une importance particulière et les mots ne sont que prétextes à atmosphère.

"En somme, il s'agit d'un film parlant... très muet."

Gérard Philipe sourit à l’idée de ce rapprochement et j’en profite pour lui demander ce qu'il pense des quelques personnages qu’il a animés à la scène ou à l’écran, depuis ses débuts.

— Je sais ce qu'on commence à dire. Que je m'enferme dans les "cas psychologiques", dans les héros... à arrière-pensées, qui n'expriment qu'une partie de ce qu'ils ressentent. Mais je crois que tous les rôles intéressants au cinéma suivent fatalement cette voie, qu’ils soient comiques ou dramatiques. C'est pourquoi je suis content de ceux que j’ai interprétés, parce qu'ils avaient tous quelque chose à dire, tout en étant fort différents les uns des autres. Au cinéma, les personnages principaux sont forcément des héros. On les met au premier plan, ils occupent pendant quatre-vingt-dix minutes l'attention générale ; ce sont forcément des "types" en marge de la vie... Mais ce n'est pas pour cela que je m'enferme dans un système. J’aime mon métier parce qu'il m'amuse. Et il m'amuse parce qu’il est très divers dans ses manifestations. Ainsi après Une si jolie petite plage, je vais tourner un film comique qui s’intitulera M. Pégase, géométre.

Voici donc nettement exprimée la "position cinématographique" de Gérard Philipe. Mais la vedette de Diable au corps n’a pas voulu me laisser partir sans me parler aussi un peu de son existence, lorsqu’il a quitté l’écran.

— Vous le voyez, j’habite avec ma mère un petit appartement de deux pièces, où nous avons aménagé la place avec un obligatoire souci d’économie. C'est ici que je préfère travailler mes rôles. Devant mes livres — j'ai une bibliothèque qui s'enrichit presque chaque jour — en dégustant le porto-flip quotidien, confectionné par les soins maternels... Je me lève... pas trop tôt, a cause du théâtre, et il m'arrive souvent de rester ici une journée entière, à lire ou à écrive. Car je vous avoue que je ne suis pas très amateur de sorties. Ainsi, j'ignore à peu près complétement les boîtes de nuit et lorsque, par hasard, je ne joue pas, je préfère aller voir un bon film ou recevoir des copains. J'aime aussi les voyages, mais je ne rêve nullement à Hollywood, comme certains l’ont dit... Non, aller jouer une bonne pièce, à travers la France, suffit à mes besoins d’évasion… Au lieu de partir en vacances, ce qui, hélas ! m’arrive trop rarement. Car j'ai une passion que je ne peux assouvir qu’en vacances... la bicyclette !

Tel m’apparut Gérard Philipe, dans ce coquet appartement du parc Monceau, où il abrite une personnalité débordante de jeunesse, d’enthousiasme et aussi de talent. »

 

Gérard Philipe, rue de Tocqueville, en 1948

 

Illustrations : publiées dans ce numéro de Ciné-Miroir du 6 avril 1948.

 

Commentaires