1947 – Portrait de Gérard Philipe par Georges Beaume

 "La Chartreuse de Parme", photographie de plateau

C’est un bien joli portrait que celui de Gérard Philipe brossé par Georges Beaume, journaliste de cinéma, futur agent et producteur, dans Cinémonde ! Mais ce portrait est aussi un prétexte à pointer certaines dérives du cinéma, une rage d’adaptations littéraires qui font du 7e Art un succédané littéraire et non art à part entière…

Il est vrai que les propositions de cinéma littéraire faites à Gérard Philipe ne manque(ront) pas ! Dans les projets avortés on trouve un Candide d’après Voltaire, un Grand Meaulne d’après Alain-Fournier, et tant d’autres propositions plus ou moins baroques… Gérard Philipe finira même par devenir, dans les yeux de la postérité, l’exemple de l’acteur-à-costumes, endossant sans trêve les personnages les plus divers. L’image, la persona du comédien en sera donc durablement affectée et certains finiront par s’en gausser, dès 1946.

Revenant sur la première apparition de Gérard Philipe au théâtre, dans la pièce d’André Roussin Une grande fille toute simple, en 1944, George Beaume se targuera d’avoir été l’un des seuls à avoir repéré le très talentueux débutant ! Ce qui ne l’empêchera pas, par la suite, de publier un portrait mi-sucre mi-fiel du comédien dans son ouvrage Vedettes sans maquillage (1952).

« Madame Madeleine Robinson, voix de rocaille et de sirène expirante, vociférait des gentillesses d’André Roussin sous le nez, fort allural ma foi, de M. Claude Dauphin, grand comédien s’il en est, et qui sait le faire bien voir. C’était assez de ces deux monstres sacrés, face à face, pour communiquer au texte de leur auteur, si pâlot qu’il ait pu être, une tension, une chaleur peu communes. Les spectateurs, avec la touchante bonne volonté de qui veut en avoir pour son argent, étaient agréablement oppressés. Et je compte pour rien, ou presque, les interprètes de moins de prestige qui encadraient ces deux tigres de la scène, et qui n’étaient rien moins, cependant, que Marcelle Praince, Jean Mercanton et Pierre-Louis.

C’est alors qu’apparut, gauche infiniment, avec des allures de jeune chien sans esprit, un grand garçon, le cheveu vague, des yeux d’almée, une silhouette à faire sourire. Il avait bien trois phrases à dire, et passablement insignifiantes : l’accent, l’autorité déjà, l'âme du comédien que l’on pressentait les chargèrent de tels explosifs qu’elles éclatèrent dans le silence soudain plus vigoureux, ensevelissant, avec M. Dauphin, Mme Robinson, ramenés du coup a d’injustes et ridicules proportions : un très grand comédien venait de naître.

Nous fûmes bien deux ou trois, ce soir-là, à nous en apercevoir...

***

Lorsqu’il pénétra dans le bistrot où nous avions rendez-vous, je me levai : une jeune femme d’une surprenante beauté l’accompagnait.

— Ma mère, présenta-t-il simplement.

Puis, devant un demi, il se mit, d’une voix prenante, sourde avec, parfois, des accents d’une étonnante jeunesse à parler de "L’Idiot", qu’il venait de lire. Dostoïevski l'avait empoigné, et déjà il rêvait, lorsqu’il serait devenu — ce dont il ne doutait guère — un acteur estimable, d’incarner le prince Muichkine, dont la fièvre était celle-là même, et les généreuses ardeurs, qui le tourmentaient. Il avait 17 ans, et, me quittant, avec un inimitable sérieux, tint à me faire remarquer que Philipe s’écrivait avec un seul p.

Enfonçant sur sa tête un béret de collégien, il prit le bras de cette belle jeune femme qui était sa mère, et partit à la conquête d’un destin patiemment construit.

***

Toute une génération aux énervements faciles, en ses éléments les plus valables toutefois, a fait de Gérard Philipe une manière d’idole.

Cette attention souvent indiscrète a de quoi agacer. Et Gérard Philipe, plus d’une fois, serait tenté de désavouer ce portrait falsifié de lui-même que lui tendent quelques exaltés sans pudeur.

Mais Claudel, Cocteau, Camus, Jouvet, tant d’autres qui valent bien ceux-là, le considérant comme étant de la race des seigneurs qui illustrèrent le théâtre. Et la confiance qu’ils lui accordent lui doit être, à tout le moins, une raison de beaucoup espérer.

Qui l'a vu dans "Caligula" n’oubliera plus ces cris de bête royale, éprise d’absolu, amoureuse de la mort, dont Gérard Philipe dessina le plus fier portrait qu’il se pût.

Et que dire de la ferveur qu’au milieu des artifices d’une adaptation traîtresse et d’une interprétation frelatée il parvint à communiquer au prince Muichkine ; faible d’esprit au regard du monde, délirant de pureté et de grandeur ?

Aux chroniqueurs, alertés, de s’en donner à cœur joie : fidèles au préjugé, dont on voit bien ce qui le confirme, qui veut qu’un grand acteur soit fatalement un crétin, ils s’énivrent d’épithètes qui leur montent à la tête et ne savent plus, ayant à présenter Gérard Philipe, que parler de son "intelligence", de "son regard brillant d'intelligence", de "son front si intelligent", pour un peu trouveraient du génie dans le modelé de ses genoux, quand ils ne vont pas, comme cet autre, le traiter de "jeune premier littéraire", ce qui, à proprement parler, ne veut rien dire, et dont Gérard Philipe le tout premier a bien ri.

Les producteurs à leur tour se sont émus. Le mépris clairement affiché où les tiennent ceux qu’ils considèrent comme les "intellectuels du cinéma" les blessait dans leur amour-propre. L’on allait bien voir s’ils n’entendaient rien aux choses de l’esprit : il ne fut plus question, bientôt, dans les antichambres de producteurs, que de confier à Gérard Philipe le soin d’incarner a l'écran les héros de Stendhal et de Dickens, de Cervantes et de Voltaire, de Hugo et de Shakespeare...

Le contraste était plaisant de voir Gérard Philipe, dont la sincérité brutale et la hauteur de ton sont bien peu faits pour s’accorder à l’épaisseur subtile du plus grand nombre de nos producteurs, devenir en quelques mois l’acteur le plus sollicité de France. Ce qui lui valut, au demeurant, de tourner quelques films dont aucun, y compris peut-être "La Chartreuse de Parme", n’est indifférent.

Mais l'expérience du moins aura ceci de bon : qu'elle aura démontré la vanité des adaptations à l'écran, et la pauvreté du reflet de l'œuvre originale. Et qu’à tout prendre le cinématographe mérite peut-être une suffisante attention pour que quelques-uns, qui ne seraient pas des moindres, écrivent directement pour l'écran.

Cela pourrait valoir à Gérard Philipe, entre autres, de révéler définitivement le bouleversant acteur qui est en lui, sans rien devoir, pour autant, au souvenir plus ou moins altéré de Dostoiewsky, Radiguet ou Stendhal.

***

Ajoutez à ce que dessus que, chez lui, le comédien est inséparable de l'homme.

Alliage précieux entre tous, et qui prête à rêver : alors que tant de comédiens transportant dans une existence artificielle les ridicules et les insupportables affectations qui ont fait leur succès, c’est au contraire son âme que prête Gérard Philipe a ses personnages.

Qui est sensible à cet accord trop rare peut lui en conserver un semblant de reconnaissance ; voire un commencement d’amitié. » (George Beaume, Cinémonde, 1er juillet 1947)

 

Illustration : photographie de plateau du tournage de La Chartreuse de Parme, photographe inconnu  (ce n’est pas l’illustration d’origine) © DR

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