1949-1950 – Gérard Philipe, l’un des "Citrons" du cinéma ? (témoignages de journalistes)

 Ciné-digest (Gérard Philipe) © Cinémathèque française

Les relations de Gérard Philipe avec certains journalistes sont parfois empreintes de tensions. En témoignent quelques témoignages de journalistes spécialisés dans le cinéma ; ces derniers ont répondu à un questionnaire du magazine Ciné-digest en 1949 et 1950, en étalant leurs griefs. Les six questions portaient sur les relations des professionnels de la presse avec les acteurs et actrices en vue, les vedettes, celles qui font venir le public dans les salles de cinéma et qui portent un film sur leur nom… Il est bien difficile de se faire le porte-parole auprès du public de « vedettes » à l’emploi du temps surchargé, aux humeurs changeantes et à la forte notoriété… si on lit ces témoignages ! Voici un florilège relatif à Gérard Philipe.

Jean-Charles Tacchella, en préliminaire à la série Les journalistes révèlent le vrai visage des vedettes, expliquait :

« Entre confrères, nous parlons souvent des vedettes, et surtout, de la manière dont elles nous considèrent. Et j'ai pensé qu’il vous serait agréable de savoir ce que nous disons, ce que nous pensons de certaines vedettes.

Tout d’abord, une remarque préliminaire nous ne sommes en France qu’une douzaine de journalistes à fréquenter assidûment les vedettes.

Alors qu'à Hollywood, le nombre des confidents des vedettes dépasse la centaine !

Et pourtant si nous sommes peu à exercer ce métier ingrat qui consiste à interviewer les vedettes, cela ne veut nullement dire que nous sommes respectés pour cela... »

Évidemment, Gérard Philipe est parfois mentionné par les journalistes qui ont répondu. Bons points et jugements sévères alternent, les journalistes revenant sur les acteurs ou actrices qu’ils jugent professionnels ou non, leurs pratiques et leurs habitudes. Une certaine aigreur est palpable : pour certains « découvreurs » de talent, les acteurs et actrices ne sont que des ingrats, qui les ignorent ou se passent de leurs services dès qu’ils sont parvenus à un certain degré de notoriété…

Pour mémoire, les journalistes ayant parlé de Gérard Philipe font l’objet de biographies parfois succinctes :

« Émile Grêt n’est pas, à proprement parler, un confident de vedettes. Les vedettes, dans l’ensemble, l’ennuient : il en pense qu’à la critique et à son film Novembre. Mais il est, malgré tout, le meilleur ami de quelques-unes de nos plus grandes vedettes. Il défend tous les poulains de "son écurie", comme il le dit lui-même. Il débuta dans le journalisme à l’âge de quinze ans. »

« Jean Vietti […] avait douze ans lorsqu'il fut choisi pour être le correspondant de "Benjamin" à Aix-les-Bains. Il est spécialisé dans le journalisme cinématographique depuis 1939. Il commença en remplaçant le rédacteur de la rubrique "cinéma" d’un quotidien de Grenoble. Il connaît à peu près toutes les vedettes sur le plan privé. »

« Jany Casanova a débuté dans le journalisme cinématographique en 1934, à « Paris-soir ». Elle est notamment spécialisée dans les reportages de studios et les confidences de vedettes. De nombreuses vedettes sont devenues ses amies. »

« Après avoir préparé sa médecine, étudié la psychanalyse à Vienne et en Suisse, essayé d'appliquer ces traitements, il y a vingt ans, dans une clinique populaire de la rue Condamine, Michèle Nicolaï débuta à Candide sur des nouvelles et se spécialisa dans les grands reportages, en particulier au Sahara. "Au cours de mes voyages, dit-elle, je fais connaissance avec mes premières vedettes, à Djanet, Charles Vanel qui tourne Légion d'honneur à Touggourt, S.O.S. Sahara, Jean-Pierre Aumont, en A.O.F., Harry Bayr avec L’Homme du Niger. Je les trouve intéressants et le cinéma illogique. Depuis dix ans, j'ai obliqué vers le cinéma. J'aime le cinéma plus que les vedettes." »

La plus connue reste sans doute France Roche : « Ex-rédacteur en chef de Cinévie et de Marie-France, France Roche, qui partage son temps entre les colonnes de France-Dimanche et la rubrique de Viviane Papote, est aussi célèbre dans le Tout-Paris du cinéma par ses chapeaux que par ses échos. »

 

Une partie de ces mêmes journalistes décerne d’ailleurs le « Prix du Citron » en janvier 1950, prix « décerné aux gens les moins aimables de la corporation cinématographique ». Certains des jugements émis sur Gérard Philipe s’expliquent d’autant plus… En effet,

« Six noms recueillirent les voix du Citron homme. Noël-Noël, dont la fausse modestie n’est guère partagée, gagne 11 voix. Le plus casse-pied n’est pas celui qu’on pense. Gérard Philipe : 5 voix. Jean Gabin : 4 voix. Tino Rossi : 3 voix. Pierre Blanchar : 2 voix. Bernard Blier : 1 voix. » (Ciné-digest, mars 1950)

 

Quant aux questions posées, les voici :

« Question n°1. — Avez-vous à vous plaindre des vedettes ? Quels sont, selon vous, leurs défauts ?

Question n°2. — Recevez-vous souvent des témoignages de remerciements, ou des protestations (de vive voix ou par lettre) ?

Question n°3. — Quelles sont les vedettes les plus sympathiques du cinéma français ? En quoi ?

Question n° 4. — Y a-t-il, selon vous, une différence de comportement entre les vedettes françaises et les vedettes étrangères ?

Question n° 5. — Quelles sont, selon vous, les femmes les plus belles et les hommes les plus intelligents du cinéma français ?

Question n° 6. — Quelle fut votre plus grande déception d’interviewer ? »

Si l’on passe sur le sexisme de la cinquième question (les hommes sont intelligents et les femmes, belles !), on voit que la teneur de ces questions oriente déjà le discours…

 

Ciné-digest (Gérard Philipe) © Cinémathèque française

 

Un portrait contrasté de Gérard Philipe

Intelligent, on le reconnaît, le comédien semble avoir déçu une partie de ses « découvreurs »… car beaucoup se targuent d’avoir fait sa « première interview » ou son « premier portrait » dans la presse !

Très sollicité, le comédien érige une barrière de plus en plus imperméable entre sa vie privée et ses obligations professionnelles… ce qui ne peut que déplaire à une époque où les reportages « intimes » abondent dans les médias… Philipe s’est parfois prêté au jeu (voir ICI, ICI, ICI ou LÀ), mais refusera par la suite de mettre sa compagne (puis épouse) et ses enfants en avant… D’où, sans doute, le sentiment de frustration des journalistes… que l’on discerne aisément dans les réponses apportées.

 

Avez-vous à vous plaindre des vedettes ? Quels sont, selon vous, leurs défauts ?

Jany Casanova : « Je n'ai à me plaindre d'aucune vedette. De toute ma carrière, un seul accrochage : avec Gérard Philipe, que pourtant j'ai connu quand il ne faisait encore ni théâtre ni cinéma. Les comédiens ont les défauts des autres humains, En plus exagéré toutefois, car ils voient grand. Les stars cependant sont des anges comparées avec les starlettes (au féminin et au masculin), race qui pullule et dont les prétentions n’ont d'égale en général que le manque de talent. Les charmants jeunes gens, si adroits pour nous demander de parler d'eux quand cela leur est utile, ignorent les premières règles de la politesse et savent rarement articuler ou calligraphier ce mot : merci. » (Ciné-digest, décembre 1949)

 

Recevez-vous souvent des témoignages de remerciements, ou des protestations (de vive voix ou par lettre) ?

Jean Vietti : « Rarement des témoignages de remerciements. Quelques grandes vedettes qui ont beaucoup de valeur humaine remercient régulièrement, Mme Françoise Rosay est de celles-là. Mais nous avons très souvent l’impression que nos efforts et nos gentillesses sont une-dette à vie envers nos chères vedettes. En principe, j'ai constaté que les débutants étaient plus corrects (pas tous cependant). Au premier article paru ils vous envoient une lettre de deux pages. Au second, ils vous envoient un pneumatique. Au troisième, ils vous téléphonent. Après, il arrive qu’ils ne vous disent plus bonjour dans la rue !

De 1942 à 1945, Gérard Philipe, par exemple, m'écrivait deux ou trois fois par mois, et m’envoyait des "photos nouvelles" en me demandant de les faire passer. Depuis, évidemment, Gérard Philipe est devenu une "grande vedette". Je garde de l’admiration pour son talent, mais ne me demandez pas ce que je pense de lui. […] » (Ciné-digest, novembre 1949.)


Michèle Nicolaï : « Je reçois souvent ides lettres, des coups de téléphone et des témoignages de sympathie. André Luguet, Jean Davy, Cocteau, Josette Day, Rellys, Pierre Brasseur, Suzy Prim, Suzette Maïs et pas mal d’autres savent remercier. Jany Holt aussi qui envoie des télégrammes extraordinairement drôles. Mais Maria Casarès, Georges Marchal, Dany Robin, Gérard Philipe, Sophie Desmarets, dont j'ai fait le tout premier reportage, l'ont oublié depuis longtemps.

[…] Dans le fond, ce ne sont pas tellement des remerciements que nous cherchons, mais il nous est désagréable de voir que les artistes feignent de ne pas nous lire alors qu'elles sont toutes abonnées à l’Argus de la Presse. Nous pourrons leur être beaucoup plus utiles quand elles ne nous prendront pas pour des publicistes ou des voleuses de secrets. Et quand elles comprendront que nous faisons la même chose : servir le cinéma (pas pour le même prix). » (Ciné-digest, janvier 1950.)

 

Quelles sont, selon vous, les femmes les plus belles et les hommes les plus intelligents du cinéma français ?

Émile Grêt : « Les "plus belles" actrices du cinéma français — ou tout au moins les plus attachantes ? — Michèle Morgan, Corinne Luchaire, Suzanne Cloutier, Micheline Presle. Les acteurs les plus intelligents ? Pierre Fresnay, Fernand Ledoux, Michel Auclair, Gérard Philipe. » (Ciné-digest, novembre 1949)

 

Jean Vietti : « Je ne veux pas, à proprement parler, juger de la beauté ou de l’intelligence des vedettes. Les plus belles ou les plus intelligents sont pour moi les vedettes qui gardent leur prestige à la ville et qui ne déçoivent jamais, physiquement ou moralement. Ceci dit, je citerai au hasard : Pierre Fresnay, Edwige Feuillère, Michèle Morgan, Renée Saint-Cyr, Jany Holt, François Périer, Viviane Romance, Paul Bernard, Michel Auclair, Françoise Rosay, Annabella, Gérard Philipe, Arletty, Suzy Delair, Maria Casarès, Jean Chevrier, Jean Gabin, Simone Simon. » (Ciné-digest, novembre 1949)

 

Quelle fut votre plus grande déception d’interviewer ?

Jean Vietti : « Il y en a trop en particulier, pour les citer toutes. Chaque interview est généralement une déception. Car les vedettes, si brillantes à l'écran, manquent d’imagination et d'esprit. Exception faite pour les noms cités en exemple dans cette enquête. Cependant je peux dire que ma plus grosse déception de journaliste cinématographique est d’avoir consacré dix ans de ma vie à des gens qui se fichent éperdument de l’aide qu’on leur apporte. On ne demande pas de reconnaissance, c’est trop bête.

Mais quand par exemple on a aidé pendant quatre ans un monsieur Gérard Philipe à débuter (en lui consacrant une série d’articles faisant état de ses moindres faits et gestes alors qu’il était inconnu) on est étonné de ne plus faire partie du cercle de ses amis. Car il ne faut pas s’y tromper : Gérard Philipe avec tout son talent consacré fut aussi un débutant malhabile qu’il fallait faire connaître. Cela est fait aujourd’hui. Évidemment il n'a plus tellement besoin des journalistes. Mais il y reviendra, un jour ou l’autre, s’il veut faire une carrière de vingt ans. Et ceci n’est qu'un exemple fameux... Je n’en veux pas plus à M. Gérard Philipe qu'à cent autres vedettes qui agissent comme lui et que j'ai bien connues dans ma carrière… » (Ciné-digest, novembre 1949)

 

France Roche : « Aucun acteur ne m’a déçue. Je n’en attendais rien. Beaucoup m'ont heureusement étonnée. Ils sont toujours aimables, souvent loquaces, et parfois drôles. Je ne me fais pas d’illusion. Je sais bien que si je n’avais pas deux ou trois journaux (à gros tirage), ils seraient sans doute souvent moroses, généralement muets, et jamais drôles. Mais s’ils n'étaient pas acteurs, je ne leur demanderais pas s’ils préfèrent la samba au tango.

Je suis toujours étonnée des plaintes des courriéristes qui prétendent avoir "inventé" Michèle Morgan, "créé" Gérard Philipe, ou lancé Michel Auclair, ces ingrats. Il faut beaucoup de journalistes pour lancer une vedette. Il en faut peu, mais bien d’accord les uns avec les autres, pour la perdre. Mais il reste un point à éclaircir : pourquoi certains journalistes se plaignent-ils de n'être pas salués par X ou par Y, alors que d’autres sont régulièrement salués par le même X ou par le même Y ? » (Ciné-digest, mars 1950)

 

 … mais tous ne sont pas d’accord !

Ces confessions journalistiques suscitent une vive réaction de la part du journaliste Henri Spade, qu’il faut très largement citer…

« Il est désagréable — dans une revue mensuelle vouée, comme Ciné-Digest, aux commentaires de l’activité cinématographique — de voir entamées des polémiques qui ne visent pas uniquement la doctrine : doctrine de mise en scène, de production, doctrine d’interprétation, de maquillage même, si cela vous amuse.

À vrai dire, l'enquête menée depuis quelques mois ici sur les rapports qu’entretiennent les vedettes françaises et les journalistes me paraît loin de ces dernières préoccupations.

Elle sent au contraire un peu trop la "cuisine".

La "cuisine" n’intéresse pas les lecteurs. Elle a des relents nauséabonds. […]

[Nous aimons] les metteurs en scène, les scénaristes, les interprètes de talent.

Ceux qui n’ont pas de talent, le public se charge assez vite de les décourager. Là-dessus, le public est souvent d'accord avec les critiques de cinéma. Il faut bien qu'eux et lui aient, de temps en temps, des goûts communs.

Je sais bien que la mode est aux confessions, aux révélations indiscrètes, aux photos d'intimité.

Pourquoi pas, si les vedettes s’y prêtent. Mais les journalistes qui ont répondu à cette enquête ne vous ont rien appris sur la personnalité des acteurs dont ils parlaient.

Ils se sont bornés à nous parler d’eux-mêmes. Moi et Jean Marais, moi et mes reportages, moi et Danielle Dar[r]ieux, moi à mes débuts, moi aux débuts de Paul Meurisse, moi dix ans plus tard, moi et la première interview de Gérard Philipe, moi et eux, moi et moi.

Un véritable album de famille. […]

[…] ces gentils messieurs-dames écrivent : "Ce que pensent les journalistes..." Ce faisant, ils s'engagent eux, qui répondent à l'enquête, et engagent ceux qui n’y répondent pas. Et là, je ne suis plus d’accord.

La solidarité professionnelle ne consiste pas à accepter toutes les petites -blagues des copains, sous le fumeux prétexte qu’ils sont journalistes et qu’un journaliste ne peut pas désavouer un autre journaliste.

Ce serait approuver implicitement ceux qui forcent la porte des mourants ou qui font le compte des amours clandestines, passées ou présentes, des gens connus.

On n’est pas solidaire de n’importe quoi. La solidarité professionnelle ne s’impose pas, elle se définit par un choix. Tant que ce choix ne sera pas d'œuvre d’un "Conseil de l’ordre" des journalistes, il faut bien qu'on le fasse soi-même. […]

Nous avons (la belle gloire que voilà !) le "privilège" d’approcher les vedettes. Comme l’habilleuse, le machiniste, l’électricien, l’ingénieur du son, le caméraman, le metteur en scène, l’opérateur, le patron du bistro du coin, le producteur, le chauffeur, le figurant, le concierge, le staffeur, le scénariste ou la script-girl.

Voilà des gens qui, eux aussi, ont parfois des "mots" avec les comédiens. Qui dit travail dit tension nerveuse. Avez-vous déjà lu des articles du genre : "Ce que les metteurs en scène (les habilleuses, les, opérateurs, les staffeurs, les script-girls, etc.) pensent des vedettes..." ? […]

"Oui, maïs les vedettes ont besoin des journalistes", affirment nos censeurs…

Elles ont bien davantage besoin des metteurs en scène, des couturiers, des maquilleurs. Edwige Feuillère ou Michèle Morgan ne perdront pas un "client" si Dupont n’écrit pas de papier sur elles dans l’Écho des Coulisses. Mais qu’elles soient mal dirigées, mal habillées, mal photographiées, et voilà le public déçu, mécontent.

Par contre, s’il n’y avait pas de "vedaîtes", comme ils disent, j'en connais plus d’un qui ne saurait pas quoi écrire. Le talent des autres, ça ne s’invente pas. Et nous serions les premiers à créer des stars. Pour en parler.

Quant aux petits règlements de compte du genre : "J’ai écrit un article sur Gérard Philipe, il ne m'a même pas remercié...", mettons les choses au point.

Quand on écrit un article, c’est en général pour un journal. Et, en général, c’est le journal qui paye, et non le comédien (le cas peut cependant se produire ; mais, encore une fois, il n’y a pas de Conseil de l’ordre des journalistes).

En écrivant son article, le journaliste fait son métier. Comme le metteur en scène qui tourne un film et le boueux [éboueur] qui ramasse les ordures.

À propos, avez-Vous remercié le metteur en scène du film que vous avez vu hier soir et le boueux qui est passé chez vous, ce matin ?

Les vedettes ne sont pas toujours aimables ? C’est bien leur droit. Elles sont comme les journalistes, les photographes, les boulangers, les avocats et la femme de ma vie.

Avez-vous déjà posé, à huit heures du matin, une question insolite à la femme de votre vie ? Une question dans le genre : "Aimes-tu les robes noires, les bas de nylon, les chapeaux pointus ? " Alors que sa couturière tarde à lui livrer une jupe, qu'elle a déchiré ses bas neufs en trébuchant dans l'escalier à deux heures du matin ou que vous avez refusé la veille de lui offrir le quatorzième chapeau qui lui fasse envie ce mois-ci ? Oui ? Alors vous connaissez l’humeur où vous la mettez.

Imaginez maintenant que la sonnerie du téléphone résonne à neuf heures chez Edwige Feuillère, chez Jean Marais, chez Pierre Brasseur.

Ils ont joué au théâtre jusqu'à minuit ; ils tournent à partir de midi. Ils ont mille et un soucis en tête et du sommeil en retard. Là-dessus, Durand, de France-Etoile, les tire du lit ou du bain pour leur parler du cheval blanc d'Henri IV.

Si on fait dire à Durand qu’on est parti ou qu’on dort encore, Durand se fâche. A-t-il raison, vraiment ?

Il y a des règles professionnelles qui sont, comme par hasard, des règles de bienséance. Ceux qui les observent trouvent toujours au bout du fil celui qu'ils y cherchent. Et pour les observer, il suffit de connaître — un peu — l'emploi du temps des comédiens auxquels on s’adresse. D'’être informé, par conséquent. Ne souriez pas : on rencontre parfois de fort gentils "collègues" toujours prêts à vous demander ce que font en ce moment Jean-Louis Barrault, Jouvet ou Fresnay. Avec ce qu’on leur apprend, ils écrivent leur papier. Sans se fatiguer davantage.

Et puisque nous en sommes au chapitre des questions idiotes...

Jouvet donna, l'an dernier, une conférence de presse. Il reprenait Ondine [une pièce de Jean Giraudoux que Jouvet avait créé au Théâtre de l’Athénée en 1939.] Mis à part Didier Daix et Blanquet, personne ne semblait savoir exactement de quoi il retournait : on demanda si Ondine avait déjà été jouée, si Jouvet avait connu Giraudoux, si Ondine était la première pièce de cet auteur qu'il montait, et naturellement s’il préférait le théâtre au cinéma.

A la générale, je rencontrai l’un de ces spécialistes avisés. Il était furieux : on l’avait mal placé. […]

J’ai lu dans cette enquête que les vedettes ne devraient pas "faire les fières" avec les journalistes. Qu’après tout elles gagnaient des millions à tourner leurs films, quand le journaliste vendait deux mille francs l’article qu’il leur a consacré.

Cette mauvaise raison est particulièrement basse. Elle sue l’envie, la hargne, le complexe d'’infériorité. Rétablissons les faits.

Si Jean Marais joue dans un film, la salle est pleine. Si on tourne le même film sans lui, elle sera vide, ou presque. Jean Marais attire les foules, rapporte de l’argent au producteur, au distributeur, à l'exploitant, à tous les artisans du cinéma. Son nom est le pavillon qui couvre la marchandise. Il est donc normal qu’on paye Jean Marais fort cher. Son salaire n’est après tout qu’un pourcentage sur une recette.

Mais que Dupont écrive ou non dans le Courrier de Montparno n'apporte ou n’enlève pas un lecteur à cette aimable publication. Dupont est payé en conséquence.

Si Dupont devient [un Albert Londres ou un Henri Jeanson], rassurez-vous : il sera lui aussi payé selon sa valeur. Comme une vedette.

J'en reviens, avant de terminer, à l’histoire des remerciements.

Quémander un remerciement pour un article favorable qu’on a écrit, c’est admettre la provocation en duel à la suite d’un article défavorable. À moins d’aimer le duel, c’est se condamner à n’écrire que des articles neutres ou favorables. C’est donc perdre toute indépendance, nuire à la liberté d’expression.

Décidément, ces journalistes ont mal répondu aux questions qu’on leur posait. Ils se sont montrés en cela inférieurs aux vedettes qu’ils questionnent.

Leurs crises de nerfs ne nous intéressent pas plus que celles des comédiens. Pas plus que les vôtres ne nous importent.

De quoi s’agit-il ? De cinéma, de théâtre.

Que les comédiens vous fassent aimer les belles pièces et les bons films. En les jouant de tout leur talent, de tout leur cœur.

Et que les journalistes vous fassent aimer les bons comédiens auxquels vous demandez simplement le plaisir d’une soirée.

Vous avez assez de vos scènes de ménage, ne vous embarrassez pas des nôtres.

À chacun son métier.

Et il n’y aura plus personne à garder. »

 

 

Illustrations : Portrait de Gérard Philipe par Sam Lévin, publié en couverture de Ciné-digest (septembre 1949) © Cinémathèque française – en-tête de l’article de Ciné-digest (novembre 1949) © Cinémathèque française, Cinéressources

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