Dès le début du tournage du Diable au corps réalisé par Claude Autant-Lara, la presse est très attentive aux coulisses du film, en cours aux Studios de Boulogne (où se trouvent les décors extérieurs) et de Neuilly. Micheline Presle est la grande vedette féminine de l’époque (Danielle Darrieux tourne peu) et le roman est sulfureux… Anecdotes et reportages entretiennent donc l’intérêt du public.
Après le récit du tournage de la seconde rencontre des futurs amants, c’est leur rencontre initiale, au lycée, qui fait maintenant l’objet d’un bref article de Pour tous. Ou du moins, d’un instant capté hors travail, car « entre deux prises de vues, Micheline Presle et Gérard Philippe [sic] jouent à la Foire de Paris. ».
Et, décidément, les journalistes n’arrivent toujours pas à orthographier le nom d’artiste de Gérard Philipe correctement… Ce « p » superflu disparaîtra enfin des articles de presse lorsque le comédien aura reçu le Prix d’interprétation décerné par le Festival international du film de Bruxelles, pour son interprétation de François Jaubert.
Légende de la photographie : « Entre deux scènes du "Diable au corps", Micheline Presle et Gérard Philippe [sic] posent pour notre photographe. »
« "Quelque part en France", en 1917, ou — pour plus de précision — dans la cour d'un modeste lycée provincial dont la moitié abrite un dernier carré de potaches turbulents et l'autre moitié un hôpital militaire. Une ambulance brinquebalante et crottée s'arrête devant le perron où un major, entouré d'infirmières et de religieuses, surveille le débarquement des blessés arrivant du front.
Cette scène, au cours de laquelle le lycéen Gérard Philippe [sic] et la petite infirmière Micheline Presle vont se rencontrer pour la première fois — prélude à un bel et tragique amour — est l'une des plus importantes du film Le Diable au Corps.
"Attention, on tourne..." Vous croyez vraiment qu'on va tourner ? Eh bien ! non, détrompez-vous, on ne tournera pas car le soleil vient une fois de plus de disparaître — au moment psychologique — pardon, au moment photogénique. Cela tourne à la persécution et un morne accablement se lit sur tous les visages, sauf toutefois sur ceux de Micheline et de Gérard, toujours souriants et affables. Et pourtant Micheline pourrait s’irriter de ces contre-temps qui risquent de retarder son départ pour Hollywood où on la réclame avec insistance. (Ce qu'elle y tournera ?... Je ne puis vous le dire, car elle ne veut pas qu’on en parle pour le moment.) Quant à Gérard, il serait également fondé de manifester quelque impatience, lui que Calef et Grémillon attendent pour leur prochain film. Il est vrai que le sang de Bohème qui coule en ses veines l'a doté d'une aimable résignation...
— Pendant que nous attendons le soleil à Boulogne, que se passe-t-il d'intéressant là-bas à Paris ? me demande-t-il.
— Une foule de choses, et notamment le Salon de la Publicité... De nombreux artistes connus y exposent des compositions vantant la ligne de la Gaine Esclandre, les vertus capiteuses des Parfums Chéramour ou celles, blanchissantes, de Savonite, la bonne lessive...
— Ah ! parfait... Tenez, voilà ce que je ferais si j'exposais moi aussi à ce salon, dit Gérard en saisissant un plateau sur lequel figure le nom d'un apéritif connu. Micheline, venez avec moi pour compléter l'allégorie...
— Ne bougeons plus... Petit oiseau... Merci.
— Si Pour Tous publie cette photo, me dit Micheline, j’espère bien que M. X... nous enverra quelques bouteilles pour nous remercier. Nous les boirons entre amis... en attendant le soleil. » (Pour tous, 5 novembre 1946.)
Cette photographie, même réalisée de manière facétieuse, n’avait aucune chance d’être publiée… en raison des droits à l’image des deux acteurs. Gérard Philipe n’acceptera jamais de poser pour des publicités hormis en 1950, pour une fameuse campagne en faveur de la lecture, pour le Cercle de la librairie française : « dévorez des livres ».
Massacre des innocents de Jean Grémillon ne se tournera finalement pas.
Légende de la photographie : « Autant-Lara, en position, règle sa scène » (Cinévie, 22 octobre 1946) Au fond, Gérard Philipe et Michel François.
Un autre journaliste passe quelques instants « avec Gérard Philippe [sic] dans les rues de Nogent en 1914 ». Mais Max Douy, le décorateur, lui fait visiter ce qui reste des décors extérieurs, en train d’être démolis alors qu’on inaugure une éphémère rue Le Diable au corps.
« On nous avait invité, hier matin, à visiter la petite ville de Nogent-sur-Marne à l’époque de la guerre 1914-1918. Il s’agissait d'inaugurer un décor planté par les ouvriers des studios de Boulogne. Mais, en fait d’inauguration, cela ressemblait plutôt à une clôture : il y a déjà beau temps que les extérieurs ont été tournés, et c’est au milieu de décors à moitié démolis qu’a été baptisée "la rue du Diable-au Corps", du nom du prochain film de Claude Autant-Lara.
— C’est dommage, me dit Max Douy, le réalisateur de cette reconstitution, vous seriez venu deux mois plus tôt, vous auriez vu notre petit village dans toute sa gloire, avec ses vitrines de magasins bien achalandés et les classes du lycée Kléber transformées en salles d’hôpital. Aujourd’hui, je ne peux que vous faire voir des carcasses. On a dû retirer tout ce qu’il y avait dedans pour les prises de vues d'intérieur qui ont lieu ailleurs.
Mais, sous la pluie qui tombe doucement, ces simples "carcasses" ont tout de même un aspect étonnamment véridique, et le promeneur descendu de Meudon ou de Saint-Cloud, qui aurait franchi par inadvertance le mur du studio, serait sans doute bien étonné d’apprendre qu’il traverse un village de plâtre et de staff.
Max Douy veut faire des économies
— Je ne comprends vraiment pas les producteurs, me dit encore Max Douy, tandis que nous nous arrêtons devant la librairie du lycée pour lire l’affiche qui engage les habitants de Nogent-sur-Marne à souscrire à l’"emprunt national 5 %". Quand on pense que dans quelques jours il ne restera plus rien de tout ceci, alors que, quelques jours plus tard, il faudra reconstruire un village analogue dans un autre studio, peut-être seulement pour permettre la prise de vues de cinq ou six extérieurs. Une reconstitution comme celle-ci revient à sept ou huit millions sans compter les deux mois de travail que cela représente (et encore avons-nous battu ici un véritable record). Est-ce qu’il ne serait pas plus intelligent de suivre l’exemple des Américains qui conservent dans leurs studios les éléments de décors susceptibles de resservir ? On réaliserait ainsi des gains considérables de temps et d’argent. À quoi bon tout ce gaspillage ?
L’essentiel du "Diable au Corps" a été conservé
Voici maintenant Gérard Philippe [sic] qui est, avec Micheline Presle, la vedette du "Diable au Corps". Gérard Philippe [sic] est, sans conteste, le plus doué de nos jeunes comédiens, et c’est un plaisir que de ne pas trouver sur son visage cet air borné qu’affichent la plupart de nos acteurs nationaux. Il ne me parle pas de la couleur de ses cravates, mais des difficultés que présente l’adaptation à l’écran d’un roman dont l’intérêt tient le plus souvent à des procédés d’écriture.
— Aurenche et Pierre Bost, en adaptant le "Diable au Corps" ont cru devoir plus ou moins le transformer. Sans doute était-ce nécessaire. Mais, pour ma part, J'aime trop le roman de Radiguet pour ne pas regretter de ne pas retrouver dans cette adaptation certains passages du livre. Ainsi, la scène de la folle que l’on pourchasse sur les toits. Encore les modifications apportées par les adaptateurs ne sont-elles rien en comparaison de ce qui serait arrivé si le "Diable au Corps" avait été tourné en Amérique.
Et Gérard Philippe [sic] se met à rire.
— Vous ne savez pas ce que m’a dit un Américain ? "Chez nous, votre film se serait terminé par la mort de Jacques au champ d’honneur et le mariage de Marthe et de François."
"Je crois que, tout de même, l’essentiel du roman, son extraordinaire dureté, a été conservé. En tout cas, Je puis vous affirmer que les scènes d’amour sont totalement exemptes de la mièvrerie dont on les assaisonne traditionnellement. Je regrette toutefois que, pour des raisons de bienséance et par crainte de la censure, on ait cru devoir donner vingt ans à Marthe et dix-huit à François, alors que les personnages du roman n’ont que dix-sept et quinze ans. Cela dénature sensiblement l’œuvre de Radiguet. » (Jean-Pierre Vivet, Combat, 16 novembre 1946.)
Cette fin « américaine » fait l’objet d’un article sarcastique de Cinémonde (23 mars 1948). Ironisant sur la censure (religieuse) qui règne au Canada et sur les versions modifiées des films français montrés au Québec, la chroniqueuse de cinéma « Huguette Ex-Micro » consacre une bonne partie de son article au Diable au corps :
Quand le Diable au corps se fait ermite ou le secret des versions canadiennes.
« La morale est, comme chacun sait, la mère de tous les vices. Elle corrompt tout ce qu’elle touche et sert innocemment de prétexte à Tartuffe pour organiser et justifier ses tartufferies car c’est en son nom qu’il parle comme c’est en se réclamant d’elle qu’il agit.
Quand la morale est sauve, on peut bien dire que tout le reste est perdu.
Les moralistes professionnels exercent leurs ravages un peu partout et plus particulièrement dans els studios de cinéma où ils châtrent les meilleurs sujets et affadissent les plus passionnantes histoires. […]
Comme si le bonheur était une conclusion !
Les plus souvent, scénaristes et réalisateurs résistent à ces sordides assauts et refusent de modifier leur dénouement. Il est pourtant un argument devant lequel ils finissent honnêtement [par] s’incliner : c’est l’argument canadien.
Quand un producteur leur dit : "Avec une fin pareille, je ne vendrai jamais votre film au Canada…", ils demandent à réfléchir.
— Hein ! quoi, pensent-ils, ai-je le droit d’empêcher, par un amour propre démodé, mon producteur de réaliser quelque bénéfice ? […] Il a produit mon film dans un moment difficile… le cinéma français n’est pas tellement brillant.
Et finalement, le scénariste se décide, la mort dans l’âme, à satisfaire son producteur.
Il cède donc ; il cède en écrivant un dénouement rose pâle et camomille-verveine, à l’usage des seuls Canadiens.
C’est ce qu’on appelle la version tagada… la version du mépris. […]
Voulez-vous essayer d’imaginer avec moi la version tagada du Diable au corps ?
Le film, vous vous en souvenez, commence par l’enterrement de Micheline Presle. Gérard Philipe pénètre dans la chambre mortuaire quelques instants après Je départ du cortège. Il se rend à l’église et là, tandis qu’on célèbre l’office des morts, il se souvient...
Il se souvient de son idylle avec Micheline Presle ; elle était fiancée à un glorieux combattant et pourtant elle n’a pas hésité à devenir la maîtresse de cet inconscient collégien qu’était Gérard Philipe. À la fin du film, elle succombe, non sans avoir mis au monde l’enfant de l’amour et du péché réunis. C’est là une conclusion bien noire et qu’on ne saurait proposer aux âmes pures.
Ma version tagada commence par un mariage. Micheline Presle épouse le glorieux combattant. Le glorieux combattant, qui ne se doute pas de son cocuage, reconnaîtra l’enfant et Gérard Philipe qui, lui, n’a même pas été invité à la noce (là est sa punition) restera seul avec ses regrets.
Voilà une fin heureuse. Et morale...
Le glorieux combattant a été trompé, c’est entendu, mais il n’est pas de médaille sans revers et Dieu sait s’il est décoré. C’est bien simple, il semble qu’il ait été récompensé chaque fois que Micheline Presle et Gérard Philipe se sont rencontrés — si j’ose risquer cet euphémisme d’ailleurs intraduisible en canadien.
*
Mais, tandis que je termine cet article, mon ami Jean Aurenche, qui écrivit avec Pierre Bost l’admirable scénario du Diable au Corps, mon ami Jean Aurenche, dis-je, se penche au-dessus de mon épaule et proteste :
— Huguette, tu délires !...
— Quoi ?
— Huguette, tu es folle !
— Pourquoi, chéri ?
— Un mariage ! Y songes-tu ? un mariage !
— Un mariage, c’est un charmant commencement pour une fin de film !
— Réfléchis, c’est une fin atroce. Il y a de quoi ficher le cafard a toute une population... On voit bien que tu n’as jamais été mariée, ma pauvre petite. Non, crois-moi, remets l’enterrement... Ça c’est une fin optimiste... Si Micheline Presle avait vécu, elle eut, à n’en pas douter, épousé le glorieux combattant et elle fit restée la maîtresse de Gérard Philipe dans la clandestinité... Il y aurait eu deux malheureux de plus... Tandis que là, elle meurt... C’est un mauvais moment à passer, mais les plus grands chagrins sont les plus courts, ainsi que me le faisait observer un veuf de mes amis.
Comme quoi il est difficile de contenter tout le monde et son Canadien ! » (Cinémonde, 23 mars 1948.)
Scénario alternatif intéressant… mais
qui oublie que le personnage de Micheline Presle a épousé le « glorieux
combattant » avant sa liaison adultère !
Illustrations :Gérard Philipe, Micheline Presle et Denise Grey (Pour tous,5 novembre 1946) ; Autant-Lara sur le tournage (Cinévie, 22 octobre 1946 © DR) ; Jean Aurenche dans le bureau de Huguette Ex-Micro (Cinémonde, 23 mars 1948) © DR et BnF – photographies de plateau de Raymond Voinquel (© Médiathèque de l’architecture et du patrimoine)
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