En 1951, sur six numéros, Cinémonde publie les souvenirs de Minou Philip sur son fils Gérard. Son aîné, Jean, apparaît aussi dans ces anecdotes. Ces « carnets secrets » développés en « cinq titres principaux : Enfance, Jeunesse, La vie de tous les jours, Le Comédien, la maison du souvenir » et précédés d’une interview dans le précédent numéro, sont accompagnés de photographies de famille.
En voici le second volet, publié le 27 octobre 1951.
Si elles s’intitulent « Son
enfance fut celle d’un petit garçon pas comme les autres », ces
anecdotes familiales n’ont rien d’extraordinaire, et attestent d’une enfance
passée dans un milieu aisé et aimant : on n’y devine guère les futures
qualités du grand comédien que devint Gérard Philipe, hormis sa sensibilité et
son empathie… qui ne suffisent pas à l’art de la scène ou de l’écran. Cinémonde
annonçait cependant : « Ce recueil inédit vous présentera un
Gérard Philipe inattendu. Non plus l’acteur que vous connaissez et que vous
aimez, mais bien l’enfant, puis l’homme, vus par le meilleur témoin de sa vie :
sa maman ». Cette publication répond à la demande des admirateurs et admiratrices de vedettes qui tentent d'en savoir le plus possible sur leurs idoles ; elle répond ainsi à cette recherche d'intimité avec une vedette, si lointaine et si proche...
Gérard Philipe donna-t-il son imprimatur à ces publications ? On peut s’interroger, d’autant plus qu’il aurait demandé à sa mère, à la fin de sa vie, de brûler les lettres qu’il lui avait envoyées. Ce qu’elle expliqua ensuite à Maurice Périsset : « J’avais brûlé la plupart de ses lettres, comme j’ai brûlé, à sa demande, le journal que je tenais sur lui depuis le premier jour où il est monté sur les planches. Il ne me reste plus que ses cartes postales… » (Maurisse Périsset, Gérard Philipe, éd. Alain Lefeuvre, 1979, p. 76-77.)
« […]
Première première
Grand bal d'enfants costumés au Casino de Cannes. Résolue à ce que ma progéniture ne passe pas inaperçue, je me plonge dans des réflexions profondes et dans des malles secrètes qui le sont encore plus.
J'en profite pour trier mille choses qui m'encombrent. Je découvre des broderies chinoises authentiques aux tons bleutés sur fond noir, Avec ses yeux bridés et son minois éveillé, Jean fera un Chinois très convenable. Pour Gérard, je n'ai aucune inspiration, je finis par le transformer en danseuse.
Avec son tutu et ses chaussons roses, ses boucles blondes et ses grands yeux verts, il est bien beau, mais il n'a l'air que médiocrement satisfait. Trop petit pour protester, ilm'en veut peut-être d'avoir été transformé en petite fille pour quelques heures.
Toujours est-il qu'il refuse, sans cris mais énergiquement, de monter sur la scène chercher le prix qui lui est destiné.
Je n'ai pas insisté. J'ignorais qu'un jour il y monterait sans moi.
La lavande et le mouton
Je me suis donné beaucoup de mal pour organiser une kermesse enfantine. Je suis épuisée et n'ai nullement pensé à déguiser mes fils.
Ce qui les intéresse d’ailleurs, c'est surtout le joli mouton attaché à un arbre dans le jardin : le gros lot de la loterie.
Ils ne sont pas contents de devoir s'en séparer. Depuis huit jours qu'il est notre hôte, nous le chouchoutons, nous lui apportons de l'herbe tendre, nous caressons sa douce fourrure blanche sans lui en vouloir d'avoir dévoré le bras d'un fauteuil voisin.
Une heure avant la fête, des amis arrivent et s'étonnent que je ne fasse pas participer Jean et Gérard à ces réjouissances qui agitent la population du village, privée de toute distraction.
Devant leur insistance, je prends une rapide décision. J'envoie les plus vaillants de mes amis cueillir des brassées de lavande, il n'y a qu'à grimper derrière le chalet dans la montagne bleue et parfumée.
D'autres partent en voiture et me rapportent des épis de seigle à longs poils. Sur la couture d'un pantalon long, je les couds en éventail. Sur un diadème, j'en dispose d’autres en hauteur : voilà Jean en Peau-Rouge avec un fusil sur l'épaule.
Maintenant, sur une barboteuse, je couds des fleurs de lavande sans laisser un centimètre de tissu libre. Des bracelets de lavande aux poignets et aux chevilles. Et voilà pour Gérard.
Ils sont adorables et ravis quand, prêts à partir, nous constatons que notre mouton s’est envolé !
La corde traîne lamentablement, les enfants pleurent, et moi je suis bien ennuyée d'aller à la fête sans le mouton promis.
De vaines recherches dans le bois nous retardent sans résultat. Il faut abandonner tout espoir. Nous nous hâtons pour ne pas rater notre entrée, Jean s'amuse de son succès. Gérard semble abattu. Je m'inquiète et me penche sur lui pour l'embrasser, Je me relève, suffoquée par le parfum violent qui se dégage de sa petite personne. Pauvre chou, il est pâle et défait sous les effluves excessifs de toute cette lavande. Je l'emporte en courant pour lui enlever au plus vite ce costume trop odorant.
En franchissant le portail, un bêlement connu nous accueille et réveille joyeusement mon petit intoxiqué qui sourit aussitôt.
Plus question de faire cadeau de notre mouton au gagnant. Sans rien dire à personne, heureux de notre complicité, nous l'avons caché au garage.
Quand ils étaient malades...
Jamais l'un sans l’autre... même quand ils étaient malades. Ce qui faisait penser à beaucoup qu'ils étaient jumeaux. Il est vrai qu'ils se quittaient si peu que rougeole et scarlatine sautaient facilement de l'un à l'autre. Dès que le bobo naissait, je créais l'ambiance dans leur chambre pour adoucir la punition de rester sage. Ils savaient que Minou resterait près d'eux, sans jamais sortir.
Le mécano les passionnait ; ils fabriquaient des avions, des voitures, des wagons, à la hauteur de leur chevet, j’avais fixé d’un lit à l'autre une corde qui leur permettait d'échanger leurs constructions. Quand je les sentais trop fatigués, j'arrêtais leurs efforts d'ingénieurs et, un tricot à la main, je leur racontais des histoires avec une facilité qui m'étonne encore aujourd'hui quand j’entreprends de distraire un enfant.
Si j'inventais l'histoire d’un petit garçon malheureux et abandonné, les yeux de Gérard reflétaient une telle compréhension sensible que je changeais vite de sujet.
C'était alors une histoire gaie qui déchaînait les éclats de rire.
L'heure était venue de tamiser les lumières, Je m'éloignais dès que leurs yeux se fermaient, Je laissais ouvertes les portes de nos chambres.
J'entendais la voix de l'aîné : "Bonsoir, Mamie. "
Gérard reprenait : "Bonsoir, Mamie. "
Ceci à intervalles réguliers, je ne sais combien de fois en changeant d'appellation : Mamie, Minou, Mamitchko.
Chacun voulait être le dernier à entendre ma voix. Puis le sommeil les accablait, j'entendais un faible : "Bonsoir, Mamie". Tout à coup, l'autre se réveillait : "Non, moi ! Bonsoir, Minou à moi". Enfin, avec un ensemble parfait : "soir, Minou". Et c'était le silence.
La première sortie de convalescence était une grande joie. _J'achetais les livres et les jouets qui étaient le prix des potions avalées avec bonne humeur. Quelques promenades pour retrouver des joues roses et hélas ! il fallait retourner au collège.
Le collège
Le collège n'est pas loin de la maison. J'use et j'abuse de cette proximité en allant les voir pendant la récréation. C'est devenu ma promenade.
Ils étaient si habitués à mes visites que lorsque je franchissais la porte, mon regard croisait les leurs braqués de ce côté. Je n'ai jamais connu de plus grand bonheur que cette tendresse merveilleuse qui était ma récompense.
Un jour, je me suis rendu compte que ma sensibilité les gagnait, qu'ils étaient trop émotifs, et comme je connaissais les effets de cet état, je me raisonnais et m'abstenais d'aller les voir comme j'en avais le désir.
Le surlendemain, ils étaient plus près de la porte et couraient se jeter à mon cou : "Pourquoi n'êtes-vous pas venue hier ?"
Égoïstement, je détestais cet internat qui me privait de leur présence. Je comptais les jours. Le jeudi et le samedi étaient longs à venir.
Ah ! ce samedi soir, quelle joie quand j'allais les chercher.
— Mamie, vous Permettez que cet ami vienne avec nous ?
Un autre arrivait.
— Encore celui-là, Minou ?
Loulou Jourdan [le futur acteur Louis Jourdan] sortait du collège.
— On emmène aussi Loulou ?
Finalement, la voiture était pleine de garçons qui se plaisaient avec eux et aussi avec moi puisque j'acceptais tout ce qu'ils voulaient du moment que je les sentais heureux. Comme j'étais jeune avec eux. Pas besoin de sévérité, ils étaient spontanés et obéissants. Ma douceur avait raison de tout. Je me rends compte maintenant que j'ai peut-être un peu trop aiguisé leur sensibilité. Était-ce un bien ? Était-ce un mal ? En tout cas, je ne savais pas faire autrement, alors n'y pensons plus.
À la montagne
Quelques jours de liberté, c'est la Pentecôte. Nous sommes à Breuil. Souvent, nous faisons le projet d'escalader la montagne qui se trouve devant nos fenêtres, mais nous n'avons pas encore eu ce courage.
L'attrait d'une cabane découverte avec une longue-vue, des cavernes, des sentiers tortueux nous attirent.
Tiens, serais-je en dehors du trio ? Je surprends des regards mystérieux, des conciliabules. Auraient-ils décidé de faire cette ascension sans moi ?
Très étonnée de cette indépendance subite, je les laisse partir après mille recommandations. Je peux, il est vrai, surveiller les deux petites silhouettes qui se donnent la main et grimpent en se retournant souvent. Une heure après, ne pensant pas que l'écho trahirait leur complot, ils redescendent en chantant : "Petite maman, c'est aujourd'hui votre fête."
En effet, je l'avais oublié. Je me cache pour leur laisser la joie de me faire leur surprise. Ils entrent triomphalement dans ma chambre qu'ils emplissent de fleurs et de chansons.
*
Un matin, j'ouvre doucement les volets de ma chambre. Un tapis merveilleusement blanc s'étale devant moi, les arbres sont courbés sous le poids de la neige qui a dû tomber toute la nuit.
Aucun pas n’a encore effleuré notre route.
C’est très beau. Malgré l'heure matinale, je les réveille et les entraîne devant ce spectacle d'autant plus féerique et nouveau pour eux qu'ils ne connaissent encore que le soleil.
Leurs yeux ensommeillés s'élargissent. Ils veulent sortir, toucher. Moi aussi, je suis bien décidée à faire une partie de boules de neige.
Nous ouvrons l’autre fenêtre et là nous restons tous les trois consternés.
Un petit oiseau s'est abattu sur le rebord, paralysé par le froid, sans trouver un refuge. Malgré mon insistance pour prouver que l'oiseau est mort, il faut aller chercher une boîte, des chiffons, confectionner un lit pour la pauvre petite bête qui ne se réveillera plus. Aucun jouet n'intéresse Jean et Gérard. Je dois tricher et faire disparaître la boîte au bout de quelques jours.
Ils sont inconsolables.
Au lac Laffray
Il fait si chaud que nous décidons d'aller prendre un bain dans le lac. Cette décision ravit les enfants qui préparent en hâte costumes de bain et goûter. Le tout est empilé joyeusement dans la voiture qui démarre. La route est presque déserte.
Le lac est immobile, aucun frisson ne l’agite. Nous choisissons un coin charmant, notre coin, pour nous déshabiller à l'abri des indiscrets, si toutefois il s’en trouve car il me semble que nous soyons seuls aujourd’hui.
Les deux frères, très soigneux, accrochent leurs pantalons blancs à un arbre, enfilent leur slip et se jettent à l'eau sans perdre une seconde.
Quatre pieds ne tardent pas à surgir à la surface. Je suis pourtant habituée à leurs acrobaties mais je crains toujours qu'il leur arrive quelque chose lorsqu'ils font l'arbre droit et prolongent cette excentricité pour m'affoler. Un peu plus tard, j'ai droit à la séance de noyade et je m'y laisse prendre encore une fois.
Gérard mime un malaise subit, tire la langue, fait ses yeux blancs et se roule jusqu'au bord en poussant des râles d'agonisant, suivi par son frère qui force la mise en scène. Tout se termine par des éclats de rire : "Pauvre Minou qui a eu peur !"
Il faut enfin interrompre ces ébats et penser au retour.
Jean et Gérard cherchent en vain leurs pantalons.
Un peu plus loin, nous retrouvons des lambeaux de toile blanche. Un troupeau de vaches affamées est passé par là !
J'en suis réduite à envelopper mes deux diables dans des serviettes-éponges. Ils sont enchantés de rentrer en pagne. Par souci de vérité, ils m'assourdissent de chansons nègres [sic]. »
Un reportage sur Fanfan la Tulipe, « Son dernier film en cinq images », occupe un tiers de la seconde page des Carnets : il s’agit de clichés du film accompagnés de légende racontant l’intrigue.
Gérard Philipe est aussi présent dans un article de Georges Beaume faisant le portrait de Maria Casarès chez elle. Il mentionne en effet que :
« Son jeu [celui de Maria Casarès] est un composé subtil d’élan et de réflexion : par là, son talent cousine avec celui de Gérard Philipe. Les voir face à face est un régal. Ils ont l’honnêteté (un mot que Maria aime prononcer) du taureau de combat : ils se livrent toujours jusqu’à la mise à mort.
Un éclair, soudain, révèle en elle une intensité d’âme presque effrayante. Elle est l’intelligence faite passion. L’irremplaçable.
Maria pas comme les autres. »
Intéressant écho à l’article qui précédait ce portrait !
On peut retrouver différents épisodes des Carnets secrets de Minou Philip sur ce blog : n° 1 A – n°1 B – n°3 - n°4 - n°5 - n°6.
Illustrations : photographies
de famille confiées par Mme Philip et publiées par Cinémonde. (Toutes les
photos n’ont pas été reproduites ici.) - exemplaire personnel.
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