1951 – "Les carnets secrets de Minou Philip" (n° 5)

Gérard Philipe et sa mère (Cinémonde, 1951) © famille Philip

Entre octobre et novembre 1951, Minou Philip accorde une interview à Cinémonde et lui confie les bonnes feuilles d’un ouvrage qu’elle a écrit : Le Trio est un recueil de notes et de souvenirs sur l’enfance de ses fils, suivi de notes relatives à la carrière de Gérard.

Voici le cinquième volet, publié dans Cinémonde du 17 Novembre 1951 ; il est accompagné de quatre photographies reproduites ci-dessous.

Portrait de Gérard Philipe (Cinémonde, 1951) © famille Philip

Légende : « Un peintre lui a donné ici une allure très Grand Meaulne. Mais Gérard échappe à toute stylisation avec la vieille guimbarde qui mène à Rome ou le cheval de Fanfan-la-Tulipe. »

[Ce portrait est manifestement inspiré de la manière du Greco ]

 

GÉRARD EST UN VOYAGEUR SOLITAIRE

« Cinémonde poursuit la publication des souvenirs de Minou Philipe. Enfant pensif, puis collégien turbulent, Gérard est maintenant une vedette, mais l’affection qu’il porte à sa mère ne s’est pas démentie malgré les succès et la célébrité.

*

Gérard est en Afrique, ou bien à Punta-del-Este, en Uruguay. Il tourne en Italie, il présente un film en Allemagne. Du continent noir à l’Amérique du Sud j’ai quelquefois du mal à suivre ses périples.

Comme je ne peux pas lire tous les journaux, mes amies m’envoient des tas de coupures. J’aime beaucoup lire les jugements, les appréciations, les critiques des autres.

Quand je lis : "Il était timide et poli. Son regard châtain prenait une fixité féline lorsqu’il plongeait debout en plein songe." Ou bien : "Il surgissait suant, faune gracile coiffé de serpenteaux... " Je me dis que ces choses vues de son enfance sont des images fidèles, bien que la formule "regard châtain" me semble bien audacieuse.

 

Le facteur sonne toujours trois fois

Et le volume du courrier a triplé.

J’apprends la géographie sur les timbres-poste. Chaque sortie de film à l’étranger est signalée par un afflux de lettres de tel ou tel pays. Cette semaine, c’est le Japon, où est projetée La Chartreuse de Parme ; nous admirons de ravissants papiers ornés de fleurs au pochoir, d’oiseaux, de paysages, de fines écritures et des phrases les plus joliment tournées.

Je recopie cette expression délicieuse : "...et depuis ce temps-là, votre figure m’a frappé le cœur."

Les jeunes Finlandaises ont un style vif et froid. L’Allemagne s’explique longuement. La Yougoslavie écrit le français avec beaucoup d’élégance et de vigueur juvénile.

Il faut classer tous ces messages, préparer les photos que Gérard signera. Je suis stoppée dans ces travaux par des lettres suédoises ou japonaises, mystérieuses et indéchiffrables.

Quand ce n’est pas Biquet, le chien-figurant du Figurant de la Gaîté qui se trouve bourré de friandises offertes par d’affectueuses amies anonymes, ce sont des tableaux ou des dessins qui illustrent le courrier quotidien. Quelques-uns sont très réussis, mais en général la ressemblance est plus grande avec les personnages interprétés qu’avec le sujet réel.

Quand je le peux, je tâche d’orienter mes voyages selon des itinéraires qui me permettent d’aller dire bonjour à Gérard en passant. Un beau jour, je prends le train pour l’Italie.

 

Tous les chemins mènent à Rome

Notre trio s’est reformé à Rome pour quelques semaines. Gérard tourne La Beauté du Diable, sous la direction de René Clair. Jean est venu nous surprendre et compléter le trio. C’est magnifique de nous retrouver dans ce pays ensoleillé. Instinctivement, mes deux grands ont repris possession chacun de leur bras.

Jean à gauche, Gérard à droite. Le trio a beaucoup de choses à voir.

Souvent, la tiédeur du soir nous incite à ne pas rentrer. Au volant de sa jeep, Gérard nous procure des émotions violentes en empruntant des chemins audacieux et inconnus a une vitesse inquiétante.

En pleine nuit et en pleine banlieue, nous tombons en panne d’essence. Gérard et Jean partent à la recherche d’une aide. En attendant, Simone Valère et moi, nous nous asseyons au bord de la route. Des phares apparaissent, un espoir ! Je fais signe, la voiture s’arrête. Une voix grave et chantante s’informe aimablement.

Je suis stupéfaite de reconnaître la voix et le visage de Pala, "l’homme libre" de La Chartreuse de Parme. Lui n’est pas moins ahuri. Il descend vivement, je lui explique nos malheurs. I] y remédiera aussitôt en partant à la poursuite de Gérard et en revenant avec le précieux carburant.

Après cette aventure, je ne doute plus que tous les chemins ne mènent à Rome.

 

Réflexions d’une spectatrice

Des joies nouvelles font battre mon cœur maintenant que je dois atteindre 1 m. 85 pour les embrasser.

Ces joies, ces impressions sont diverses. Inutile de parler de celles qui me contentent, qui me ravissent. Mais je ne saurais Jamais exprimer la joie douloureuse que j’éprouve lorsque Gérard apparaît sur l’écran ou sur la scène, le jour d’une première ou d’une présentation.

J’essaie de me fondre dans la foule, soucieuse de rester seule en tête à tête avec mes émotions. Pendant le spectacle, je suis crispée et si attentive, si terriblement tendue, qu’il me semble lui donner la force de jouer. Je sais bien que je ne lui donne rien du tout, que rien ne passe la rampe, que l’écran est un mirage, mais je suppose que je suis une très bonne spectatrice.

Dans Caligula, par exemple, son autorité, sa cruauté, m’ont bouleversée.

Je ne pensais plus que j’étais au théâtre, je souhaitais seulement le retrouver très vite, le revoir dans sa loge pour constater qu’il n’avait pas perdu son sourire, et pourtant lorsque je l’avais rejoint, j’avais l’impression que son sourire restait ambigu comme celui de Caligula.

Dans L’Idiot, j’en voulais à celui qui le giflait. Je pensais qu’il aurait pu taper moins fort. Heureusement que ce n’était pas au théâtre, où la scène aurait été rejouée chaque soir. Quand à la fin, il s’écroule devant les icônes, secoué par un rire insensé, il fallait que je fasse un effort pour me persuader que le cinéma n’est pas la réalité quotidienne.

Et pourtant...

Un soir, j’étais allée voir tourner une scène de Souvenirs perdus, au bord de la Seine, la où le Pont-au-Double enjambe le fleuve. Sur le bas-port, Danièle Delorme et Gérard bavardaient avec Christian-Jaque et Renée Faure. Je regagnai le quai ou une grande foule s’était amassée pour suivre les opérations. Au premier rang, je reconnus la grande actrice américaine Dorothy Lamour, accoudée à une boîte de bouquiniste. Ce soir-là, la réalité quotidienne et le cinéma faisaient bon ménage. »

 

Trois photographies en bas de l’article présentent une sorte de « blason » du corps de la vedette, dissociant son image corporelle en autant de source de désir pour les lectrices de Cinémonde. Les qualités mises en avant, oxymoriques, peuvent d’autant plus intéresser les amatrices de cinéma qu’elles font directement allusion à certains des rôles passés. Elles brossent également un portrait d’une masculinité romantique, parfois passive, mais aussi héroïque, montrant bien les contradictions d’une persona modelée en contradiction des modèles de l’avant-guerre.

 

Bouche de Gérard Philipe (Cinémonde, 1951) © DR
Légende : « La bouche qui ne trahit jamais la voix, grave ou tendre, douce ou amère, close sur un secret ou pleine d’imprécations. »

 

Main de Gérard Philipe (Cinémonde, 1951) © DR
Légende : « La main qui aime les livres et les oiseaux, les rapières et les brides abattues. »

 

Yeux de Gérard Philipe (Cinémonde, 1951) © DR
Légende : « Les yeux qui parlent et les yeux qui écoutent. Les yeux ouverts sur toute la vie, sur les souvenirs perdus et les routes de l’avenir. »

 

Pour mémoire,

  • On peut trouver ICI un reportage sur le tournage nocturne de Souvenirs perdus.
  • Le tournage de la Chartreuse de Parme a été évoqué ICI, ICI et LÀ.

 

On peut retrouver les autres volets des Carnets secrets de Minou Philip sur ce blog : n°1 An°1 Bn°2n°3n°4n°6.

 À suivre…

 

Illustrations : portrait de Gérard Philipe, et trois photographies reproduites en bas de page © DR : publiés dans l’article de Cinémonde du 17 novembre 1951 (exemplaire personnel).

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