1951 – "Les carnets secrets de Minou Philip" (n° 3)

Gérard Philipe et sa mère, publié par Cinémonde, 1951 (© famille Philip)

Entre octobre et novembre 1951, Minou Philip accorde une interview à Cinémonde et lui confie les bonnes feuilles d’un ouvrage qu’elle a écrit : Le Trio est un recueil de notes et de souvenirs sur l’enfance de ses fils, suivi de notes relatives à la carrière de Gérard. Selon l’autrice, il restitue « le climat dans lequel nous avons vécu et où […] est venue [la] vocation de comédien » de Gérard Philipe.

En voici le troisième volet, publié dans le Cinémonde du 3 novembre 1951.

Les anecdotes sont tout d’abord animalières, avec l’évocation des perruches de la cuisinière-bonne « à tout faire » yougoslave surnommée « Croate » puis du chat Mitsou, avant de raconter la première apparition de Gérard Philipe sur une scène, lors de ce gala de la Croix-Rouge qui détermina son avenir artistique.

Le titre choisi par la rédaction est évidemment une allusion aux sympathies communistes de Gérard Philipe : on le soupçonnera longtemps de faire partie du Parti, alors qu’il n’en fut qu’un « compagnon de route ».

 

Gérard Philipe et Mitsou (Cinémonde) © famille Philip

Légende : « On peut être inscrit au parti des oiseaux sans être l’ennemi des chats. »

 

GÉRARD [PHILIPE] S’INSCRIT AU PARTI DES OISEAUX

« L’auteur, après avoir évoqué la petite enfance de Gérard et de son frère Jean, s’attache à peindre, en une succession de petits tableaux et de scènes vivantes et colorées, les années de jeunesse d’où sortira, comme un funambule étonné et mal léché, pétri de pureté timide et avide de briller les planches, le comédien que les feux de la rampe éblouissent et qui souhaite, ou qu’attendent, sur les routes de l’avenir : Dostoïewsky, Camus, Giraudoux...

 

L’alerte

C’est la guerre.

Les lumières sont tamisées.

Un rideau noir est tendu devant la fenêtre et ce soir notre trio est complété par ma bonne amie Germaine, venue jouer au lexicon [un jeu comme le Scrabble].

Gérard et Jean l’ont surnommée Nounou pour des raisons qui n’ont jamais rien eu à voir avec leur vie de nourrissons. Simplement, elle les avait vus au berceau et les aimait beaucoup.

C’était réciproque.

Ils appréciaient son esprit, ses gentillesses brutales et ses rosseries pleines de fantaisie.

Nous n’observions jamais très consciencieusement les mesures sévères de défense passive.

Surtout Croate qui, dans sa cuisine, préférait l’air à la discipline.

Croate, notre bonne, est une Yougoslave originale dans sa simplicité. Son nom est Marie mais je pense Croate et le trio dit : Croate.

Ce soir, elle doit avoir besoin de respirer car nous entendons soudain dans la rue un coup de sifflet et des voix impératives qui nous rappellent à l’ordre en criant :

— Lumière au quatrième !

Un bruit d’anneaux et de rideau précipitamment tiré, venu de la cuisine, nous prouve que c’est bien de nous qu’il s’agit.

La partie continue quand tout à coup une plainte affreuse déchire la nuit : les sirènes. C’est la première fois qu’elles jettent leur cri sur notre ville ensoleillée.

Croate surgit en trombe.

Je deviens pâle en regardant mes fils. Germaine esquisse un sourire protecteur : "Alors, on joue ?"

Défaite, je dis : "Descendons à la cave."

Germaine veut crâner pour nous rassurer, elle continue à rire, mais ses yeux démentent son rire.

Avec fermeté, j’ajoute :

—- Germaine, c’est pour les enfants, descendons.

Germaine se lève, nous nous dirigeons vers l’escalier suivis de Croate, qui serre dans ses bras une statue en terre de la Vierge.

Les locataires affolés nous ont précédés, un broc a la main, porteurs de serviettes-éponges, masques à gaz (les journaux ont donnée mille recommandations) coffrets à bijoux, trésors...

En prévision de ce genre d’événement, j’avais aménagé la cave avec des sièges, une table, un tapis. J’avais le jeu de cartes dans ma poche.

Je ne me précipite pas ; l’affolement et le ridicule des autres m’incitent au calme. Tout le monde s’installe lorsque nous voyons surgir le veilleur de nuit de la banque voisine. Germaine l’interpelle :

 Eh bien ! et la banque ?

L’homme frappe sa poitrine et répond :

— Ma peau d’abord !

L’alerte passée, Croate devient plus pieuse encore, convaincue d’avoir écarté le danger grâce à la protection de sa Vierge. Désormais, elle aura un autel dressé dans sa cuisine. Le soir, à la tombée de la nuit, elle délaisse le dîner pour s’agenouiller sur une chaise.

Croate porte des jupes longues qui descendent jusqu’aux chevilles. Il a fallu que j’insiste pour qu’elle cesse d’en porter une confectionnée avec une toile a matelas. Elle s’étonnait qu’on se retourne sur son passage.

Ce matin, elle s’approche, regarde ma bague et dit, avec une candeur désarmante : "Madame peut me croire, je viens de voir la même à 18 francs, au Monoprix."

Elle voudrait des perruches. Elle dit : "perrouches". Pour ne pas être seule. Je lui fais ce cadeau avec joie. Toute la journée elle leur parle et les apprivoise.

Le dimanche elle ferme la fenêtre, ouvre la cage pendant une heure pour les distraire. Pour mieux m’expliquer les choses, elle mime, fait des gestes charmants. Pour parler des "perrouches", Croate bat des ailes avec ses coudes.

C’est dans un hôpital, où j’allais voir un malade, que j’ai remarqué ses si bons yeux. Le pacte a été vite conclu : dès qu’elle fut sur pied, je l’ai emmenée. Jamais je ne l’ai regretté.

Elle avait quitté son pays, sa misère, pour suivre un couple italien. Le service était trop dur, sa santé n’avait pas résisté.

Quand je ne m’occupais pas assez d’elle, elle avait des accès de mauvaise humeur.

Je veux que Madame vienne de temps en temps me dire : "Ça va, ma petite Marie ?"

Elle n’était pas simple. Elle avait souffert, je lui pardonnais tout. Récemment Croate, qui habite aux environs de Grasse, a voulu être certaine que Fanfan la Tulipe était bien le Gérard qu’elle avait connu. Elle est allée le voir. Elle s’est plainte de mon silence. Si elle lit ces lignes, elle saura que Croate n’a jamais été oubliée.

 

Les oiseaux ne se tuent pas entre eux.

Mon amie Rosie a offert à Jean, pour ses dix-huit ans, un superbe chat persan, tout blanc, avec de grands yeux verts. J’ai eu beaucoup de peine à le faire adopter par la maisonnée.

Croate est la plus récalcitrante, cet animal bouscule ses habitudes. Elle fronce les sourcils et jette sur l’animal des regards courroucés. Un incident lui donne l’occasion de triompher : "Mitsou" a choisi le lit de Gérard pour y faire des sottises.

Je me fais toute petite.

Nettoyage, eau de Javel pour offenser l’odorat du coupable qu’on attrape pour l’obliger à regarder de très près... son péché. Croate lance un ultimatum : "Cette sale bête ou moi !"

Heureusement ma mère survient, toujours apaisante, et trouve la solution. Nous partons demain pour la campagne. Tout ira bien là-bas. "Mitsou" a flairé l’indulgence. Il ferme à demi les yeux, arque le dos à une hauteur provocante, saute sur mes genoux, ronronne, s’enroule autour de mon cou. C’est une cour irrésistible.

À la campagne, "Mitsou" se conduit comme un pacha, il s’étire voluptueusement, sort sa petite langue rose et procède à des toilettes interminables. Ses oreilles se dressent quand il entend parler de lui. Il parade, conscient de sa beauté qui se détache sur un fond de géraniums.

Croate est maintenant conquise par ces attitudes pleines de noblesse. Elle chasse les autres chats qui rôdent, ne les trouvant pas dignes du "persan". Croate s’inquiète : "Mitsou" boude les plats qu’elle prépare avec amour. Il est peut-être malade ? Nous le voyons descendre majestueusement l’escalier du belvédère, celui qui mène à la chambre mansardée.

Un jour Croate a des soupçons, elle monte sans bruit et, horreur... surprend "Mitsou" apparaissant à la lucarne du toit, un oiseau encore vivant entre les dents.

Elle redescend scandalisée. Moi je suis écœurée, je le surnomme "Cruel" quand il passe devant moi en se léchant les babines avant de réintégrer son trône, avec un air parfaitement innocent.

Nous ne l’aimons plus, nous lui découvrons des yeux de meurtrier. Cela lui est égal, dès qu’il entend un chant d’oiseau, il lève la tête et hume l’air avec satisfaction.

Gérard, lorsqu’il revient du collège, s‘inscrit au parti des oiseaux. C’est bien naturel puisque chaque fois que Papy est en voyage il envoie au trio un télégramme qui se termine toujours par : "J’embrasse mes trois oiseaux."

Jean menace "Mitsou" de son fusil. La guerre est déclarée entre nous. Mais "Mitsou" déjoue notre surveillance. Un soir cependant, au retour d’un de ses crimes, il regagne son trône sans majesté. Les oreilles tombantes et la moustache molle, il miaule. Aucun doute, il est malade. Il ne s’absente plus, refuse sa pitance, mendie de l’affection.

On pardonne ses cruautés. Croate a des faiblesses de mère. Elle emmène le misérable dans sa chambre pour le soigner.

Son dévouement est inutile ; le matin nous trouvons "Mitsou" inerte. Croate, l’œil éteint, a perdu tout espoir de le ranimer. Les oiseaux ont tué "Mitsou"… à coups d’indigestion.

Croate reste sans voix. Elle retourne brusquement dans sa cuisine en grommelant :

Me faire ça à moi... la sale bête !

 

Gérard ne sera pas docteur

Réunion d’amis, jeunes gens et jeunes filles doivent arriver vers seize heures ; je ne suis pas exclue du trio, je m’occupe du buffet et d’une installation propice à la danse. Mes deux diables tombent sur moi, m’embrassent et disparaissent dans la cuisine pour en revenir chargés de casseroles et de toutes sortes d’ustensiles. Ils disposent ces instruments autour du piano. Jean s’installe, il sait très bien rythmer les blues et se dandiner sur sa chaise pour créer son personnage.

D’une glissade Gérard arrive de l’autre bout du salon et commence à taper sur la batterie de cuisine avec frénésie et un goût sûr de la cadence.

De temps en temps les deux jazzmen se lèvent avec un ensemble parfait et poussent quelques cris sauvages comme ils Pont vu faire par certains orchestres.

Leurs amis, croyant la chose soigneusement préparée, applaudissent avec enthousiasme. Quant à moi, je suis stupéfaite, je sais que cette idée a germé il y a un instant et leur aisance me surprend une fois de plus.

On m’a souvent demandé quand s’est dessinée la vocation de Gérard.

En vérité, en le regardant vivre et s’amuser, j’avais quelquefois secrètement pressenti qu’il serait acteur. Lui ne cachait pas son désir de devenir médecin et de partir aux colonies.

Quelque temps avant que Marc Allégret s’intéressât a Gérard, mon amie Suzanne Devoyod, de la Comédie-Francaise, vint me confier son embarras. Un jeune garçon qui devait dire des poèmes à un gala de la Croix-Rouge qu’elle organisait se trouvait alité. Que faire ?

Sans y attacher d’importance, je demandai à Gérard si cela l’amuserait.

Il fut scandalisé : "Vous n’y pensez pas Minou ! Jamais je n’oserai. Devant cent personnes ?"

Et il retourna dans sa chambre potasser ses bouquins de philo.

Mon amie eut plus de chance. Le lendemain, elle rencontra Gérard, insista. Pour les très beaux yeux de Suzanne Devoyod, il accepta.

Ce fut sa première apparition en public. Il avait les cheveux trop longs, les manches de sa veste étaient trop courtes.

À la fin, dans les coulisses, Suzanne Devoyod m’embrassa[,] les yeux pleins de larmes.

J'ai compris, ce jour-là, où était l’avenir de Gérard. »

 

On peut retrouver les Carnets secrets de Minou Philip sur ce blog : n°1 An°1 Bn°2n°4  - n°5 - n°6.

 

À suivre…

 

Illustration : « Gérard Philipe et Mitsou » © famille Philip : photographie communiquée par Minou Philip à Cinémonde et publiée dans l’article de Cinémonde du 3 novembre 1951 (exemplaire personnel).

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