1951 – "Les carnets secrets de Minou Philip" (n° 4)

Gérard Philipe et sa mère (Cinémonde, 1951) © famille Philip

Entre octobre et novembre 1951, Minou Philip accorde une interview à Cinémonde et lui confie les bonnes feuilles d’un ouvrage qu’elle a écrit : Trio est un recueil de notes et de souvenirs sur l’enfance de ses fils, suivi de notes relatives à la carrière de Gérard. Selon l’autrice, il restitue « le climat dans lequel nous avons vécu et où […] est venue [la] vocation de comédien » de Gérard Philipe.

En voici le quatrième volet, publié dans le Cinémonde du 10 novembre 1951, sur une seule page.

S’il évoque la carrière de Gérard Philipe, ce n’est qu’en passant, puisque ce bref volet s’appesantit davantage sur les sentiments et la nostalgie de Minou Philip. Il est illustré par trois photographies, deux provenant manifestement de l’album familial.

 

Gérard Philipe (Cinémonde, 1951) © DR

JAMAIS GÉRARD NE M’A FAIT LA MOINDRE PEINE

« Dans ses derniers numéros, Cinémonde a commencé la publication d’un document humain d’un exceptionnel intérêt : les souvenirs de Minou Philipe [sic] sur son fils. Nous présentons, cette semaine, la suite de ces notes – extraites d’un livre à paraître : Trio. Gérard, que nous avons laissé débutant, est maintenant devenu comédien.

 *

Fini le soleil, c’est maintenant à Paris, sous un ciel gris et doux que j’accompagne Gérard jusqu'au théâtre Hébertot. Aprés son apparition —- angélique — dans la vie parisienne, il est très accaparé, impatient de progresser dans la voie qu’il a choisie.

Au trio disloqué, le téléphone maintenant apporte son secours.

Ce petit bloc noir, impassible, qui s’énerve brusquement me donne toujours une secousse nerveuse. Je l’appelle mon tyran.

Ce matin, pour prendre mon bain, je décroche. Assurée d'une tranquillité provisoire, je me prélasse quand un appel spécial de la poste fait tinter une petite sonnerie moins effrontée que la vraie, mais très agaçante, qui me fait bondir de colère.

Je me précipite, humide et grelottante.

— Allô ?

— Désolé de vous déranger, madame, on me prie de vous faire savoir que le théâtre fait relâche...

— Comment ?

C’est coupé ! Quelle sale invention ! Moi qui me préparais pour assister à la première de Caligula. Relâche ? Je n'y comprends rien.

Je bouscule ce méchant téléphone, il est sur mon lit, empêtré dans ses fils, lamentable. Il me regarde avec son œil rond et noir. Prise d’une douceur subite, je le ramasse, le bichonne. Mon tyran reste muet, il boude et me nargue avec un mutisme obstiné. C'est son silence, cette fois qui m’énerve. Je reviens à lui, repentante.

On frappe à la porte, c’est un employé des P.T.T. qui vient rendre sa voix au tyran aphone.

Sonnerie.

— Vous étiez en dérangement... ne quittez pas...

— J’attends...

— Allô... Minou ? On a du mal à vous avoir. Dépêchez-vous, venez chercher M. Caligula !

Le téléphone est une merveilleuse invention.

 

Gérard : passe-muraille

J’ai toujours un petit coup au cœur quand, tout à coup, je tombe par hasard sur une  affiche représentant Gérard. Je lui dis en passant : "Bonjour, Gérard... " et je ne quitte pas son regard qui a l’air de me suivre, de suivre moi uniquement, jusqu’au coin de la rue. C'est enfantin, je le sais, c’est puéril, c’est entendu. Mais je ne perdrai jamais mes mauvaises habitudes.

À une certaine époque, j'adorais passer place Clichy. Je n’avais qu’à lever les yeux pour sacrifier à mes petits rites secrets. Haute de plusieurs mètres, une tête de Gérard est restée là longtemps. Cet honneur était dû à la petite barbe que Dostoiewsky l’obligeait à porter à ce moment-là et à l’ingéniosité commerciale d'un marchand de lames de rasoir.

Certainement, Gérard aurait préféré se servir des lames qu’il illustrait ainsi plutôt que de subir la torture que lui infligeait chaque soir le maquilleur en ôtant au prince

Muichkine sa petite barbe slave.

 

Souvenirs perdus et retrouvés

Je reviens de Barnonville où Gérard tourne Une si jolie petite plage avec Madeleine Robinson, Jean Servais, Carette.

Le producteur Émile Darbon a tout fait pour rendre mon séjour agréable et pourtant aujourd hui, revenue à Paris, je suis hantée par le souvenir de l’expression de tristesse désespérée que Gérard traîne sur cette pluvieuse petite plage.

Plantée devant ma fenêtre, je reste figée, assombrie, sans courage pour retourner à mes occupations. Je veux me persuader que la grisaille du ciel est la cause de cette mélancolie, que mon appartement est trop sombre, que je n’ai pas assez dormi...

Eh bien, non, je veux être franche avec moi-même, laisser mes pensées bondir en arrière et m’avouer une fois de plus que je regrette le trio et l'époque où j’étais la plus grande des trois.

Pourquoi, tout à coup, ces idées moroses ?

La vue de deux jeunes garçons, de jeunes premiers communiants, a réveillé un tas de souvenirs bouleversants. Je regrette parfois d’avoir une mémoire trop fidèle.

Je me souviens trop bien, dans ses moindres détails, de la communion de Jean et Gérard. Cela se passait à la chapelle Stanislas à Cannes.

Dans le silence lourd d’encens, les enfants sont priés de quitter leur rang et d’aller demander pardon à leurs parents des fautes qu’ils ont pu commettre. Dans les familles, on se mouche, on renifle, on étouffe quelques sanglots.

Pour ma part, jamais ils ne m’ont fait de peine, ils n’ont à me demander pardon de rien. J’ai quand même le droit de pleurer un peu.

L’évocation de ces souvenirs me rend malheureuse, je suis jalouse des mamans qui ont encore la joie d'avoir près d’elles leurs petits enfants.

Il faut que je sois raisonnable. Maintenant, les miens sont des hommes. Après avoir été des enfants adorables. Je n’aime pas trop que mon cœur me joue des vilains tours de cette sorte et s’emplisse de tristesse.

Gérard doit travailler sous les cieux pesants de la plage normande mouillée. Je dois partir en voyage.

 *

La semaine prochaine : Mon fils est une vedette. »

 

Gérard Philipe et sa mère (Cinémonde, 1951) © famille Philip 

Légende : « Gérard et sa maman, alors que ni l’un ni l’autre ne pensaient qu’un jour Minou dût écrire des mémoires sur son fils. »

Gérard Philipe et une amie (Cinémonde, 1951) © famille Philip

Légende : « Flirt de jeunesse ? Simple camarade ? Bien des jeunes filles envieront cette demoiselle dont la chronique des Philipe n’a pas retenu le nom. »

 

On peut retrouver les Carnets secrets de Minou Philip sur ce blog : n°1 An°1 Bn°2 n°3 - n° 5n°6.


Illustrations : photographies accompagnant l’article paru dans Cinémonde du 10 novembre 1951 (exemplaire personnel) © DR et famille Philip.

 

Commentaires