1951 – "Les carnets secrets de Minou Philip" (n°1, deuxième partie)

Gérard Philipe et sa mère ("Cinémonde", 1951) © famille Philip

Entre octobre et novembre 1951, Minou Philip accorde une interview à Cinémonde et lui confie les bonnes feuilles d’un ouvrage qu’elle a écrit : Le Trio est un recueil de notes et de souvenirs sur l’enfance de ses fils, suivi de notes relatives à la carrière de Gérard. Selon l’autrice, il restitue « le climat dans lequel nous avons vécu et où […] est venue [la] vocation de comédien » de Gérard Philipe. (Voir aussi ICI.)

Voici la deuxième et dernière partie de cette livraison du Cinémonde du 20 octobre 1951, le récit d’un accident de voiture, accompagné de photographies de Gérard Philipe (enfant et adulte). Si ce récit met en exergue la complicité entre la mère et ses fils, il n’éclaire en rien la future vocation de la vedette de la scène et de l’écran…

 

MINOU : A NEUF ANS, GÉRARD A ÉCHAPPÉ À SON PREMIER ACCIDENT

« Quel retour ! J’éprouve encore un frisson en y songeant.

Depuis un mois, j’étais au lac du Bourget avec mes deux fils. Il fallait, hélas ! penser au retour ; à neuf et dix ans, les études sont déjà sérieuses.

C’était difficile de s’arracher à cette région magnifique, à ce lac qui nous enserrait dans des griffes mystérieuses.

Aucun regret cependant. Nous avions fait toutes les excursions possibles.

Dès le matin, notre trio s’envolait joyeusement. Toujours d’accord, nous trois. Souvent, une partie de tennis, troublée seulement par un quatrième, qu'il fallait adopter puisque nous préférions jouer un double. En égoïstes parfaits, nous semions vite ce partenaire indispensable, la partie une fois terminée. Notre plan était toujours bien dessiné pour la journée.

Pourquoi Papy ne nous a-t-il pas offert une voiture suffisamment large pour nous mettre trois devant ? Mais nous avons fait un arrangement cordial.

À l’aller d'une promenade, Gérard, le plus jeune, s’installe près de moi, Jean à l’arrière. Et inverse au retour.

Des bavardages sans fin, des rires fusent dans la voiture qui file à vive allure.

"Attention, Mamie ! — Vous êtes bien, Mamie ? — Pas fatiguée, Mamie ? — J’aime bien votre robe, Mamie. — Moi, je préfère votre blanche, Mamie, vous la mettrez demain ? — "Oui, mon chéri."

Oui, oui, oui à tout, puisque je les adore.

Jamais un heurt entre nous.

Nous préférons cent fois notre trio à la présence trop grave de Papy, auprès duquel nous laissons notre gaieté à l’écart pour lui permettre de calculer mentalement. Car nous avons bien l’impression que dans ses silences, il mijote un cours de mathématiques. Il lui arrive d’arrêter Ia voiture, de sortir son carnet et d’inscrire une note sans doute précieuse puisque son front se plisse tellement qu'il devient un fouillis de petits ravins qui s’effacent aussitôt la note écrite.

Il ne répond jamais aux :

"Comme c’est joli, regardez à gauche, Papy, les montagnes sont roses."

Aucun parti pris. Il n’entend pas, il doit faire une division.

Nous nous regardons tous trois, et nous trouvons ce décor merveilleux.

Nous avons l’habitude de respecter le travail intérieur, nous ne lui en voulons pas, nous avons seulement peur d’entendre, une fois de plus :

"Taisez-vous, je pense à des choses sérieuses, moi." Ce ton me rejette vers mes fils, je me sens davantage sœur que mère.

Comme eux, j'ai envie de rire, de vivre. Rien, ni personne ne m’attire. Je n’ai de bonheur qu’avec eux, près d’eux.

Ce mois au Bourget, seuls, a été une joie sans mélange, Maintenant c’est fini. Le collège n’autorisera que les jeudis et les dimanches. Il faut se faire une raison.

Préparons les bagages et me perdons pas les clefs des valises. Papy ne plaisante pas là-dessus.

Gérard et Jean, pour montrer leur force d’hommes, bouclent les courroies avec frénésie, Ils veulent aussi m'éviter de la fatigue. Les kilomètres seront nombreux à avaler demain.

Réveil à six heures du matin.

En qualité d'aîné, Jean a fait couler les bains, commandé les petits déjeuners et nous annonce un temps splendide.

Avant de partir, nous allons saluer un vieux couple d’amis belges qui ont vu naître mes fils. Ils nous l’ont fait promettre malgré l'heure matinale.

Elle, grande, sèche, presque aveugle, préoccupée de cacher son infirmité derrière des lunettes noires, s’efforce à avoir des gestes précis. Lui, petit, chauve, ramène soigneusement une longue mèche teinte en noir qui traverse son crâne lisse, quelquefois son chapeau mis à la hâte dérange cette mise au point.

Nous frappons, gênés malgré l’autorisation, et nous voyons apparaître Héloïse dans une longue chemise de nuit blanche — un vrai fantôme. Lui, en pyjama bleu s’avance. N’ayant pas subi le traitement savant, sa longue mèche traîne dans son cou, un vrai Chinois avec ses petits yeux bridés.

Jean et Gérard pouffent (discrètement par chance). Je me contiens difficilement. Je précipite les adieux, embrassades, promesses.

— Oui, je serai prudente, au revoir, oui, merci, je serai prudente, oui., Je le lui dirai, à bientôt.

Il était temps. Nous voici dans le couloir. Dans un fou rire nous courons vers la voiture en nous tenant la main.

Notre trio a eu droit aux sourires des femmes de chambre, valets, concierge.

À l'année prochaine, Madame.

— Oui, bien sûr.

— Nous ne demandons que cela.

Bon départ, nous roulons en faisant des projets.

Ce soir, si tout va bien, nous serons prés de Papy. Jeudi, nous irons au cinéma. Dimanche, nous irons nous baigner, etc.

Tiens des nuages, quel dommage. Oh, zut ! il pleut.

Ça ne fait rien, nous allons vers le soleil.

Jean, toujours gourmand, distribue des bonbons. Gérard consulte la carte et nous annonce chaque ville prochaine.

Une grande pancarte à droite, "Route glissante", à peine le temps de la voir, nous tournons deux fois sur nous-mêmes, puis un choc affreux.

La voiture est couchée sur le côté, dirigée dans le sens contraire à notre itinéraire.

Dans la voiture trois cris.

— Qu’est-ce que Papy va dire ?

Et aussitôt :

— Mamie, vous n’avez rien ?

— Mes petits, aucun mal !

Nous nous regardons peureusement, avec un pâle sourire. Nous sommes grotesques dans cette position penchée. On se croirait a la foire dans un toboggan. Jean ouvre la vitre. Nous nous hissons au-dehors, ce qui n'est pas facile.

Plantés sur la route, ne sentant pas la pluie, nous regardons notre pauvre voiture les roues en Pair. On dirait un vieux cheval qui ne peut pas se relever.

Le moteur continue à tourner pour nous narguer.

Nous grelottons.

Une voiture stoppe. C’est le directeur d'un établissement thermal voisin.

Paternel, il nous interroge, cherche un garage pour abriter notre voiture, nous installe dans la sienne et nous ramène à notre hôtel puisqu’il va dans cette direction.

Tous les trois, nous sommes préoccupés par la même chose.

Il va falloir téléphoner à Papy, pensons-nous.

En arrivant nous croisons nos vieux amis. Devant notre air peu conquérant et nos vêtements trempés, ils comprennent et nous entraînent chez eux avec beaucoup d’affection.

Réinstallation dans nos chambres et enfin, nous téléphonons :

— Allô ! Papy ? Oui... Non... Si… Oh ! Un tout petit accident, je vous assure. Non... Non, nous n’avons rien, je vous jure. Oui, chacun à notre tour, nous allons vous parler.

Non seulement Papy n’a pas grondé mais soulagé d'un grand poids après avoir eu si peur, il nous parle tendrement, avec une voix que nous ne lui connaissions pas.

Nous nous sommes regardés, étonnés. Le danger nous a prouvé que Papy savait être tendre... et ému.

Tout d'un coup, nous étions très, très heureux.

Le soir même, Papy est venu chercher sa nichée et nous sommes rentrés sous sa protection.

C’était bien bon.

Minou PHILIPE.

(Extrait du Trio, à paraître prochainement.) »

 

 [Cliquer sur les photos et les ouvrir dans un autre onglet pour les agrandir.]

 

Gérard Philipe ("Cinémonde", 1951) © DR ou famille Philip

Légendes des photos : « Gérard revendique le droit de s’en aller… … Et d’être curieux de toutes choses. »

 

Gérard Philipe ("Cinémonde", 1951) © DR ou famille Philip

Légendes des photos : « Rarement immobile et perplexe… — … il est amoureux des voyages. »

 

Gérard Philipe ("Cinémonde", 1951) © DR ou famille Philip

Légendes des photos : « Chaque ville étrangère s’offre comme un trésor. — Ce n’est pas encore un accident… — … mais des fleurs de bienvenue… — … offertes à l’arrivée de l’avion. »

 

Gérard Philipe ("Cinémonde", 1951) © DR ou famille Philip

Légendes des photos : « Gérard a aujourd’hui vingt-huit ans et… demi ! »

 

On peut retrouver différents épisodes des Carnets secrets de Minou Philip sur ce blog : n° 1 A – n°2 n°3 - n° 4 - n°5 - n°6.

 

Illustrations parues dans Cinémonde du 20 octobre 1951, exemplaire personnel) : © DR et Famille Philip (photos confiées au magazine par Mme Minou Philip).

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