1951 – "Les carnets secrets de Minou Philip" (n° 6)

Gérard Philipe et sa mère (Cinémonde, 1951) © famille Philip

Entre octobre et novembre 1951, Minou Philip accorde une interview à Cinémonde et lui confie les bonnes feuilles d’un ouvrage qu’elle a écrit : Trio est un recueil de notes et de souvenirs sur l’enfance de ses fils, suivi de notes relatives à la carrière de Gérard et diverses réflexions de sa mère.

En voici le sixième et dernier volet, publié dans le Cinémonde du 24 novembre 1951, sur deux pages présentant de nombreuses photos. 

Il s’agit très certainement des photographies volées des vacances du comédien , à Guchen durant l’été 1946, en compagnie de Nicole Fourcade (sa future épouse Anne Philipe) et Jacques Sigurd : un reportage paru dans Elle en avait publié quelques-unes, relatant aussi la colère de Gérard Philipe devant cette intrusion.

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR

 

GÉRARD [PHILIPE] PREND LA CLEF DES CHAMPS

« Dans les derniers feuillets de ses carnets, Minou Philipe relate brièvement : Gérard a pris la clef des champs.

Les chrysalides ne durent pas toujours.

Enfance, adolescence, jeunesse d’étudiant, premiers pas vers ce qui sera moins une carrière qu’un choix ardent : dans la liasse déjà épaisse d’un jeune passé qui appartient au présent du cinéma, nous avons choisi des photos, des souvenirs notés, des choses vues et fixées par l’écriture.

Tout cela ne cerne pas un personnage qui est encore un prince sans royaume, riche mais vagabond, étonnamment doué mais fantasque, qui accepte toutes les tentations du comédien, toutes les audaces de l’acteur, tous les risques du meneur de jeu.

Qu’aurait-il à faire de la prison d’un style puisqu’il peut se permettre d’être l’homme-enfant têtu du Diable au Corps, le clown du Figurant [de la Gaîté], le Tarzan bronzé et cascadeur de Fanfan-la-Tulipe ?

Il doit peu à des maîtres de rencontre, il s’est renseigné auprès des enfants du hasard, il doit beaucoup à lui-même.

Il n’emprunte rien, sauf les rues barrées, les sens interdits, les portes étroites.

Pour voir.

Le talent qui lui a été donné il le veut — et l’a fait — exigeant et périlleux.

La liberté est son royaume.

*

Séparations

J’ai accompagné Jean à Marseille d’où il s’embarque pour l’Afrique.

J’avais le cœur serré pendant que nous jouions au plus courageux. Jean me tenait par les épaules et cherchait à rendre tendre un sourire un peu crispé.

Nous nous sommes embrassés, sans un mot. Cette fois le trio a cessé d’être ce qu’il était.

Ces jours-ci ma vie est encombrée de valises. Celles de Jean qu’il faut expédier. Celles de Gérard qui doit partir en voyage. Les miennes, encore vides et qui me découragent. L’habitude est un piège affreux, surtout celle d’être trois.

Gérard a décidé d’aller se reposer en Provence, dans un petit village pittoresque, 4 700 mètres d’altitude. Je vais préparer ses quartiers et déposer là-bas le gros paquet de livres et de manuscrits qu’il aura le temps de lire.

La nuit commence à tomber.

Le reflet du soleil derrière la montagne caresse d’une lumière dorée les visages des inconnus que je croise en roulant doucement pour savourer ce nouveau climat.

La maison est charmante, enfouie sous la verdure et les fleurs. Un-portail accueillant s’ouvre au son d’une clochette qui doit être bien vieille pour avoir la voix si usée.

Derrière la maison s’étend un parc touffu et abandonné, les branches viennent-frôler les volets et ne laissent passer que le soleil ; cet isolement au milieu des arbres est infiniment reposant.

 

Les pas, enfants de mon silence...

Le lendemain, je m’éloigne vers la montagne. Je marche sans fatigue sur un tapis d’aiguilles de pin, je découvre des chemins secrets que je choisis écartés pour qu’ils soient bien à moi seule.

Assise sur un tronc d’arbre, je joue avec mes souvenirs, ceux des promenades à trois, ceux des randonnées d’autrefois. Les enfants font l’école buissonnière ; quand ils sont grands ils continuent :

Jean en Afrique, Gérard sur les quatre chemins et sur celui-ci où il passera demain.

Les collines deviennent mauves avec des ombres qui bougent. Le ciel était si bleu quand je suis arrivée, et tout à coup je vois un nuage, puis des tas d’autres qui se précipitent avec une violence inouïe. L’horizon disparaît sous une épaisse fumée grise ; j’ai peur d’être enveloppée mol aussi et j’ai froid.

Des roulements sinistres se répercutent à l’infini. Je me mets à courir sous un ciel très bas crevé d’éclairs incessants.

Ruisselante, je me réfugie dans une caverne. Elle est profonde, curieuse, de l’eau coule doucement le long des parois.

J’entre craintivement, mais aussitôt émerveillée. Je m’habitue à l’obscurité.

Des blocs de pierre représentent des personnages. À gauche un homme à barbe, ici une femme enveloppée d’une longue chevelure, un lion, un serpent, des fleurs, un arbre. Là encore, un chien la gueule ouverte.

Il tombe maintenant une pluie serrée, monotone et régulière qui crépite sur les feuillages épais. Une brume dense monte de la vallée et des écharpes de vapeur s’enroulent au cou des arbres. Je suis rassurée, tranquille, au milieu de toutes les créatures merveilleuses qui sont, elles aussi, réfugiées dans la caverne, dans cette caverne de conte de fées.

Il me semble me retrouver là avec mes fils comme si le trio brusquement doté d’antennes échangeait ses impressions.

Je me rappelle.

Il y a quelques semaines, Gérard était venu me chercher pour dîner en ville.

J’avais été très vite prête.

Il m’avait entraînée dans un petit restaurant plein de musique et de tiédeur confortable. J’avais remarqué que les dîneurs reconnaissaient Gérard mais nous nous étions retranchés dans un coin, derrière un grand vase débordant de fleurs.

Nous avions bavardé beaucoup. Il me racontait des histoires, parlait de ses projets. À un moment donné, il m’avait pris la main et dit d’un air grave : "Minou je vous remercie de m’avoir élevé comme vous l’avez fait."

Étonnée soudain de ces paroles inattendues, je l’observai encore mieux que d’habitude pendant qu’il reprenait le fil de ses confidences drôles et animées, un instant interrompues.

Sa déclaration m’avait plongée dans un contentement inexprimable, mais il me semblait qu’une clarté subite se faisait en moi. Puisqu’il m’avait dit cela, il se détachait du passé du trio. Ses paroles signifiaient que maintenant il se donnait à la carrière, au métier qu’il avait choisi.

 

La pluie des souvenirs

Au déluge d’eau vive succède l’ondée des souvenirs, L’un et l’autre vivifient, réconfortent. J’abandonne ma caverne peuplée d’images de pierre. Toutes mes -pensées moroses m’ont quittées. Le trio continue puisqu’il a existé. J’aime ma mémoire fidèle.

Gérard a pris la clef des champs.

À travers les vrais prés rafraîchis par le shampooing de l’orage.

La clef, aussi, des champs et des chemins de la vie. »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR

En raison de l’expression « prendre la clef [clé] des champs » (c’est-à-dire, partir, s’enfuir, se libérer, s’échapper) reprise en titre et utilisée par Minou Philip, les illustrations choisies par Cinémonde sont des photographies volées de Gérard Philipe durant ses vacances de 1946.

Le magazine file d’ailleurs la métaphore jusqu’au bout, comparant les travaux des champs auxquels se livre le comédien au champ de la caméra au cinéma, à un contre-champ cinématographique, déclinant des expressions comme « à tout bout de champ » (sans cesse, à chaque instant), ou comparant la « clef des champs » à la « clef des songes », sous-titre d’un des films de Gérard Philipe. C’est aussi l’occasion de se moquer du citadin qui s’essaye à la vie campagnarde…

Certaines des légendes de ces photos se font d’ailleurs plus lyriques en convoquant les poèmes Belle et ressemblante, L’Univers-solitude, Quelque bonté ou La Facilité en personne de Paul Éluard, et en continuant une sorte de « blason » du corps de la vedette, à la suite de l’épisode précédent.

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « Les mots de théâtre ou ceux des dialogues de cinéma sont aussi de ces mots qui cachent tout. A la campagne, la formule bien connue : "Entrez dans le champ !" »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « … prend un sens qu’elle n’a pas sur le plateau ou dans les décors des studios. Gérard entre dans le champ, mais cette fois-ci, c’est pour empoigner la fourche, sous la lumière d’été, plus douce que celle des sunlights, dans le silence du matin à peine troublé de cris d’oiseaux. »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « Il ne s’agit pas d’un petit bout d’essai, d’une minute d’amateurisme campagnard. Il faudra finir ce qu’on a commencé. Le plus difficile est de parvenir à donner à la faux le mouvement de ballant convenable. »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « Il est bon de se documenter auprès de ceux qui savent, de s’inspirer de leur assurance tranquille, de leurs gestes précis, pour ne pas se tromper à tout… bout de champ. »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « Après la faux, la fourche. Pour lancer les brassées de foin avec exactitude, de manière qu’elles retombent où il faut, sans déséquilibrer le chargement, il faut l’art et la manière. »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « Contre-champ, en quelque sorte. Contre-champ d’une journée bien remplie, d’un char bien chargé, d’un néophyte qui ne veut pas que la clef des champs se transforme en clef des songes. »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « Ces ruminants sont peu soucieux de poser devant l’objectif. Gérard rencontre les premières difficultés du reporter. Ses sujets, malgré de coquins petits chapeaux, se prêtent sans enthousiasme à la photographie. Ne bougez plus ! Rien à faire ; au premier plan, on se gratte vraiment avec trop de sans gêne pour que la photo soit très réussie. Cherchons de plus aimables compagnons… »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « … Cette poule blanche, par exemple. Mais, hélas ! elle est très sérieuse et ne semble pas du tout décidée à céder aux sollicitations de ce monsieur qu’elle ne connaît pas. L’œil rond, la démarche oblique et l’œil réprobateur, elle a de la photographie la même horreur que Greta Garbo. »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « Ici, on ne peut plus faire que des suppositions. La poule s’est-elle réfugiée dans un arbre ? Gérard veut-il photographier un oiseau ? Règle-t-il simplement son appareil ?... »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « C’était plus probablement le ciel menaçant qui l’inquiétait. Les roues de la bicyclette font dans l’eau un bruit de soie déchirée. »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « Les images de la lumière s’accordent parfois avec les images du verbe. Ainsi celles-ci, avec ces vers de Paul Éluard :

Un visage à la fin du jour

Un berceau dans les feuilles mortes du jour,

Un bouquet de pluie nue. »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « Des mélanges de l’œil et des mains

De la neige et des herbes

Du printemps et des herbes

Des mouvements secrets de la mer sous la pluie

Du silence et de ta candeur magnétique

Du vent qui prend le goût de la jeunesse

Et des baisers donnés de loin. »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « Toute source des sources au fond de l’eau

Tout miroir des miroirs brisés

Un visage dans les balances du silence

Un caillou parmi d’autres cailloux

Pour les frondes des dernières lueurs du jour

Un visage semblable à tous les visages oubliés. »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR

Légende de la photographie : « Si je vis aujourd’hui

Si je ne suis pas seul

Si quelqu’un vient à la fenêtre

Et si je suis cette fenêtre

Si quelqu’un vient

Ces yeux nouveaux ne me voient pas

Ne savent pas ce que je pense

Refusent d’être mes complices. »

 

Gérard Philipe en vacances, en 1946 (Cinémonde, 1951) © DR
Légende de la photographie : « Le sommeil assiège le jour

Vite un abri dans la forêt

Estime de futaie, ravis, sentiers à la débandade

Et les pierres, les déserts, les taches du soleil. »

 

On peut retrouver tous les autres volets des Carnets secrets de Minou Philip sur ce blog :  n°1 An°1 Bn°2n°3n°4n°5.

 

Illustrations : photographies publiées par Cinémonde du 24 novembre 1951 (exemplaire personne) © DR.

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