La persona d’un acteur, mélange entre son individualité « réelle », ses rôles et son image publique, se crée de multiples façons. Dans les années 1940 et 1950, l’essor de la presse spécialisée, qu’elle soit cinématographique, d’information (avec de nombreuses photographies), ou celle que l’on n’appelle pas encore « people », permit à ce media de masse de revivifier la popularités de « vedettes » auprès de leurs publics.
Gérard Philipe, conscient depuis longtemps de la nécessité de la publicité, s’est prêté avec plus ou moins de complaisance à de nombreux reportages : c’est qu’il est nécessaire de rester présent, surtout lorsque l’on s’est éloigné un temps pour un tournage en Italie…
En mars 1950, lorsque sortit ce
portrait sous forme d’horoscope, le comédien n’était pas apparu sur les scènes
parisiennes depuis Le
Figurant de la Gaîté, une pièce d’Alfred Savoir qui ne s'est pas attirée
tous les suffrages. En 1950, il ne tourna que des apparitions épisodiques (La
Ronde, de Max Ophuls, puis Souvenirs
Perdus, de Christian-Jaque) qui ne susciteraient pas forcément des comptes
rendus favorables à l’acteur. Seule La
Beauté du Diable, dont le gala
de présentation venait tout juste d’avoir lieu à l’Opéra de Paris,
redressa la barre et alimenta pleinement sa popularité. A ce moment de sa carrière, Philipe doit donc « occuper
le terrain ». Et son Faust qui fraye avec les forces obscures est aussi un excellent prétexte publicitaire à cet horoscope.
Cette approche l’a peut-être amusé et intéressé : avoir une mère férue de cartomancie prédispose à avoir l’esprit ouvert, et la curiosité intellectuelle, on le sait, est l’un des marqueurs de sa personnalité et de sa carrière. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’il était le sujet d’une telle étude : en 1948, l’hebdomadaire Elle s’y était déjà essayé.
C’est l’astrologue Jean Solesmes (qui co-publierait en 1953 un Traité d'astrologie influentielle) qui a réalisé l’analyse dont nous citons des extraits. Or, on note dès l’abord que ses conclusions reflètent les portraits de l’acteur parus dans la presse cinématographique telle Cinémonde (comme celui-ci signé Georges Beaume), Ciné-miroir, Filmagazine, etc. Sensibilité, dualité, fragilité sont mises en exergue, renforçant la persona d’un acteur connu pour incarner des figures littéraires, ce dont certains se gaussèrent dès 1946. S’y ajoutent des allusions plus ou moins énigmatiques, réminiscences du Pays sans étoiles, un film fondé sur la réincarnation et la métempsychose et dans lequel Philipe s’était fait remarquer. L’occasion était trop belle pour ne pas intégrer ce rôle marquant dans un portrait supposément peint par les astres… Messager céleste, humain engagé dans un cycle de réincarnation, saint épileptique : l’étrange et l’exceptionnel collent aux rôles de Gérard Philipe.
Dès le titre (« GÉRARD PHILIPE, pathétique incarnation des nostalgies humaines
EST EN EXIL SUR LA TERRE… »), le diagnostic est posé : Gérard Philipe oscillerait entre
ciel et terre, soit entre l’Ange de Sodome et Gomorrhe (créé en 1943 et qui
vit le début de sa persona « angélique ») et les personnages
plus ou moins ambivalents qu’il a incarné à l’écran ou au théâtre. Jean Solesmes
poursuit :
« Le tendre héros de La Chartreuse de Parme, celui du Diable au corps, etc... ce Gérard Philipe dont tout le monde parle et qui vient d'incarner dans La Beauté du diable le Faust tel que l’ont vu René Clair et Armand Salacrou, est vraiment un être singulier. Le magnétisme qu’il dégage, l’attrait qu'il exerce même sur les moins sensibles, à quoi est-il dû ?... à son talent, oui, sans doute. Mais surtout à son humanité profonde, sorte de synthèse de toutes les erreurs de l’homme. Un ange déchu ?... peut-être, et cela dit très sérieusement. J’ai l’impression que sa vie et son âme ne sont retenues sur terre que par un lien d'une subtilité extrême, fragile, fragile… »
En mettant en avant la figure de « l’ange déchu », il fait bien évidemment référence au rôle-titre du Caligula de Camus, créé en 1945. À l’époque, un hebdomadaire féminin titrait déjà un portrait de Philipe : « Ange ou Démon ? Comme Caligula, Gérard Philipe cherche le bonheur ». Beaucoup de périodiques emboîtèrent le même pas, accroissant, à travers cette dualité supposée, la polyvalence d’un comédien dont on avait surtout vu le jeu empreint de « pureté » et de douceur quasi sulpicienne avec Federigo ou L’Idiot.
Tout le commentaire de Jean Solesmes
brode donc sur ce thème de l’exil sur terre, cet exil qui était déjà celui de Simon
Legouge-Frédéric Talacayud, le personnage double incarné par Gérard Philipe
dans le film de Georges Lacombe. Par exemple :
« […] Le visage, je ne le commenterai pas ; regardez-le, et vous sentirez passer en vous, vous comprendrez tout le drame de l’artiste et de l’homme. Gérard Philipe sourira peut-être en lisant ceci... mais sa voix intérieure, cette voix qu’il feint de ne pas écouter parce qu’elle parle à son âme, et qu’il refuse d’entendre malgré ses plus véhéments appels, cette voix lui dira que j’ai raison !
Jetez un coup d’œil sur sa carte céleste de nativité. La Balance, le plus harmonique signe du Zodiaque, se levait quand Gérard Philipe vint au monde. Qu’y voyons-nous ?... Saturne, la planète de la mort du corps et de la vie de l’âme. Saturne en exaltation, mais solitaire, en plein secteur de la personnalité, comme un lumineux et tragique symbole planétaire. Pas un aspect majeur ne relie Saturne aux autres planètes ; sauf un sextile neptunien qui apporte sa note troublante. Au Fatum, sa planète karmique, Pluton, reliée par deux trigones aux planètes de l’expansion de l’esprit conscient et inconscient : Jupiter et Uranus.
Gérard Philipe sera éternellement partagé entre les deux êtres qui l’habitent : l’ange et le démon. […] »
Le reste de l’analyse démontre que le comédien est doté d’une « intelligence […] subtile […], surtout dans le domaine de la création artistique » (ce qui est bien le moins !), d’un « grand dynamisme mental, certes, mais la rétrogradation vénusienne vers le Scorpion prouve un retrait de la personnalité, une inharmonie intérieure, faite d’autocritique alliée à un esprit rebelle et agressif, malgré une sorte de soumission à l’ambiance […] », d’une « agitation intérieure ». Or la capacité d’analyse de Gérard Philipe et son goût pour la littérature sont bien connus des journalistes et du grand public ; ce n’est en rien une révélation. D’ailleurs, se trouvent en lui « le meilleur et le pire […] en une curieuse synthèse. Tel est Gérard Philipe », ce qui revient presque à dire que tout est dans tout et réciproquement !
Selon Jean Solesmes, le visage de Gérard Philipe attesterait aussi de son appartenance à des sphères élevées : « on voit dans les yeux de l’artiste une flamme qui est le reflet de son âme véritable, comme l’expression d’une épouvante ou le rappel d’une vision perçue sur d’autres plans que le nôtre. »
De même, sa main révèle un caractère contrasté :
si elle « offre d’heureuses proportions », « la
faiblesse des lignes, leur tracé incertain, les rameaux et les îles dont elles
sont affligées, tout cela prouve une nature d’une extrême délicatesse, mais
n’est pas en faveur d’une constitution à toute épreuve. » Une fois
encore, certains soucis de santé étaient publics. De même, la conclusion qui est
tirée n’est-elle pas plutôt le portrait du Fabrice del Dongo qu’il incarna dans
une Chartreuse
de Parme peu Stendhalienne ?
« […] Généreux, ardent, sensible à l’excès, doué d'une nervosité physique imprévue et d’une étonnante fantaisie mentale, Gérard Philipe refuse la confusion des valeurs. Sa personnalité, captivante au plus haut point, s’affirme non par arrivisme, mais par sa puissance propre. […] »
On avait demandé au comédien de donner un spécimen de son écriture : il botta en touche, griffonnant : « Je ne vois pas la raison d’écrire une chose plutôt que l'autre sur quoi que ce soit. Je ne tiens pas tellement plus à l'une qu'à l’autre. » Le verdict ? « […] l’écriture, aérée, petite et fine, ascendante, avec des hampes élevées, […] montre la prédominance de l’esprit, la délicatesse des sensations, l’intelligence de qualité » suggère Solesmes. Mais, finalement, conclut-il, « Toute la nature complexe de l'artiste est dans ce texte. Mais, ne vous y fiez pas ! … Une fantaisie imprévue qui s'amuse d'elle-même pourrait vous surprendre. »
Qui s’amusa le plus en lisant ce portrait ? Le comédien ? Ses admirateurs et admiratrices qui virent renforcée leur perception de l’adéquation entre le « jeune premier littéraire » et ses doubles de fiction ? Les astres ne le disent pas.
Ici Paris,
mars 1950. © BnF
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