En août 1946, Gérard Philipe prend des vacances bien méritées dans les Hautes-Pyrénées, à Ancizan. Sa santé lui donne apparemment quelques soucis, et il a travaillé sans relâche depuis quelques deux ans : Sodome et Gomorrhe, le Conservatoire, Federigo, Au Petit Bonheur, Le Pays sans Étoiles, Caligula et L’Idiot (parfois en alternance la même journée), divers récitals de poésie… Tout cela finit par peser, sans compter tous ces projets et sollicitations diverses qui prennent sans doute beaucoup de son temps.
Son ami Jacques Sigurd, avec lequel il cohabite dans le Quartier Latin, lui propose alors de se mettre un peu au vert chez une amie à lui, Nicole Fourcade. Alors épouse du diplomate François Fourcade, elle a fait la connaissance de Philipe en 1943 à Nice, et lui a rendu visite plusieurs fois à Paris. (Voir la biographie de Gérard Bonal.)
La famille Fourcade possède une maison de famille à Guchen, et c’est dans cette localité que Gérard Philipe va se reposer et faire plus ample connaissance avec la jeune femme qui réside dans la propriété familiale. En effet,
« (…) Gérard descend à l’auberge du village, coupant ainsi court aux ragots. Promenades, lectures, conversations… Est-ce au cours de ce séjour (…) que les jeunes gens sentent naître en eux le tendre attachement qui les liera bientôt ? Ni l’un ni l’autre ne l’ont jamais démenti. » (Gérard Bonal, Gérard Philipe, Points Seuil, p.87.)
Mais ce séjour idyllique est interrompu par un télégramme du producteur Paul Graetz qui propose le rôle de François au comédien : Claude Autant-Lara va tourner une adaptation du roman de Raymond Radiguet et cherche toujours son interprète pour Le Diable au Corps ; un interprète chaudement recommandé par Micheline Presle, qui incarnera Marthe et qui souhaite absolument tourner avec lui.
C’est Nicole Fourcade qui vainc les réticences de Philipe (lequel se trouvait trop âgé pour le rôle de cet anti-héros de 13 ans, de 17 ans dans l’adaptation filmée). Elle inaugure ainsi ce rôle de conseillère avisée et de « solide amie » (Claude Roy) qu’elle tiendra tout au long de leur future vie commune.
Cette proposition professionnelle, ainsi que le tournage prochain de La Chartreuse de Parme (mars -septembre 1947), font déjà l’objet de rumeurs dans la presse généraliste, puisqu’ils sont mentionnés dans un article paru dans Elle, début août 1946. Avec ce reportage, il s’agit sans doute de la première tentative majeure d’intrusion dans la vie privée du comédien. On est d’ailleurs surpris de la tonalité de ce reportage, ce magazine féminin ne donnant pas d'habitude si ouvertement dans la « paparazzade » people….
Un journaliste a effectivement réussi à dénicher Philipe dans sa retraite pyrénéenne, à pister ses promenades avec Nicole Fourcade et à s’entretenir brièvement avec le comédien qui s’est sans doute montré suffisamment ferme pour que l’identité de la jeune femme ne soit pas révélée, avant de couper court à la conversation.
Si cette discrétion reste de bon aloi, le ton de la chronique est décidément belliqueux, plantant quelques piques assez acerbes sans s’éloigner (trop) de la vérité, et empilant les dénigrements sous prétexte de faire un « portrait ». Le titre donne déjà le ton : « Après avoir fait l’ange, puis l’idiot, Gérard Philippe (sic) fait les foins à Ancizan. »
Les légendes des photographies qui agrémentent cette double page ne prennent pas non plus de gants : « Si purement, si parfaitement idiot dans "L'idiot" de Dostoïewsky (sic) » légende un portrait de Philipe en héros dostoïevskien !
Quant au texte de l'article, voyez plutôt :
« Sera-t-il cet automne le héros de Stendhal ? Ou de Raymond Radiguet ? L'interprète de Fabrice dans La Chartreuse de Parme ? Ou le partenaire de Micheline Presle dans Le Diable au corps ?
Les deux, peut-être.
Il y a trois ans, on disait à Paris :
— Vous avez vu Sodome et Gomorrhe ?
— Qui est-ce, ce garçon qui joue l’ange ? Il n’est pas mal.
Il y a deux ans, on disait :
— Vous avez vu Au Petit Bonheur ? Il a du talent, ce garçon, mais il n'est pas photogénique.
Et Gérard Philippe (sic) pleurait de rage parce que, sur scène, Odette Joyeux et Jean Marchat, vieux routiers du théâtre, riaient et plaisantaient, tandis que lui, il jouait, il jouait de toute son âme... pour des spectateurs qui ne le trouvaient pas photogénique.
Quand il sut que le metteur en scène Georges Lampin tournait L’Idiot, il eut un grand espoir. C'était son rôle, le rôle dont il rêvait….
Et puis Jean-Louis Barrault fut engagé, et ce fut un grand désespoir... jusqu’au jour où le miracle se produisit. Quelques semaines avant de tourner, Jean-Louis Barrault refusa le rôle. Dans tout Paris, on cherchait un "idiot". Et Georges Lampin, réussissant à vaincre les hésitations, engageait in extremis Gérard Philippe (sic).
Aujourd’hui, producteurs et metteurs en scène sont pendus à leur téléphone pour essayer d’avoir Gérard Philippe (sic) vedette d’aujourd’hui, grande vedette de demain.
Ils ont bien changé.
Mais lui n’a pas changé.
Pour sa concierge, c'est un grand garçon rieur, aimable et désinvolte, qui habite, avec un camarade, trois pièces au deuxième, qui n’est pas fier, qui adore les enfants, qui fait la nuit un vacarme infernal, mais cesse gentiment quand les locataires protestent. Pour les passants de la rue du Dragon, où il habite, c'est un jeune homme tête nue, exubérant et gesticulant, qui, un filet au bras (il fait volontiers lui-même son marché), occupe toute la largeur du trottoir en discutant avec animation.
Pour sa famille, c’est un garçon de 23 ans, tendre, docile et tenace. Il a fait son droit - sous condition - parce que les "anciens" l'exigeaient. Son père était consul de France. Mais il fait du théâtre, parce qu'il a toujours voulu faire du théâtre et "voir son nom sur les affiches en lettres grosses comme ça !"
Pour le public parisien, c’est le bel ange calme de Sodome et Gomorrhe, le jeune premier passionné de Federigo, le fantaisiste de Au Petit Bonheur dans le rôle que reprit François Périer à l'écran, le monstre torturant et torturé de Caligula.
Pour le grand publie, celui des salles obscures, c’est l’interprète de L'Idiot. C'est celui dont Dostoïewsky (sic) aurait pu écrire : "Ses yeux étaient grands et bleus et la fixité de leur expression avait quelque chose de doux et d’inquiétant."
Pour les paysans d’Ancizan, petit village de la vallée d’Aure perdu dans les Hautes-Pyrénées, Gérard Philippe est "Moussu Philippe (sic)", un jeune homme qui passe ses vacances à faucher et à charger le foin avec une application désarmante.
Il se repose en faisant de la photo avec la même application. Mais il ne sait pas encore très bien se servir de son appareil et se bat, indécis, avec la mise au point, le diaphragme, la profondeur du champ, et le temps de pose. Il se promène la main dans la main avec la femme qu’il aime et qu’on n’a pas le droit de nommer, ni de photographier.
Il lit Byron, Proust et son courrier.
Il rit aux déclarations d'amour et s’émeut aux encouragements. Les pieds dans l’herbe humide, il rêve. Il rêve aux rôles qu'il a joués, surtout à ceux qu'il voudrait jouer : des rôles de composition, un bossu, un idiot, de village cette fois, un boiteux… Mais comme il est terriblement fleur bleue, il voudrait tourner un Zorro au grand cœur, un film avec des lassos, des chevaux, des bandits, des ingénues persécutées.
Il voulait jouer Caligula : il a joué Caligula.
Il brûlait d'interpréter l’Idiot, il a interprété l’Idiot.
Avec une douce obstination. "J’obtiens toujours ce que je veux", dit-il.
Et ce qu’il veut, c’est la Gloire. » P.-A. Constantin, Elle, 6 août 1946.
Une série de photographies « à charge » illustre cet article peu amène. L’ange de Giraudoux semble bouder. Et les réactions de Gérard Philipe, présentées sous forme de « bande dessinée » sont accompagnées de légendes tentant de le faire passer pour imbu de lui-même ou un doux… idiot !
On ne s’étonne guère qu’à pareille école, Gérard Philipe se soit montré intraitable avec les journalistes. Au point qu’une certaine presse, furieuse de le voir protéger si efficacement son intimité, lui décernera le Prix Citron attribué aux personnalités les moins complaisantes à son égard.
Quelques précisions supplémentaires :
La mauvaise foi du journaliste éclate dans les allusions aux représentations de Sodome et Gomorrhe (pièce de théâtre de Giraudoux qui « révéla » le jeune homme à Paris et lui attira les commentaires les plus flatteurs) et aux représentations d’Au Petit Bonheur, durant lesquelles tous les interprètes étaient pris de fous-rires. Hormis quelques rares chroniqueurs qui relèvent que Gérard Philipe « ne sait pas crier » en scène ou mentionnent parfois une voix perçue comme nasillarde, la presse est globalement extrêmement laudatrice sur son travail de comédien.
Si elles ont bien débuté en avril 1946 (comme affirmé par Gérard Bonal), ces vacances se sont manifestement prolongées au moins jusqu’en août, puisque les foins se ramassent en général de juin à août, selon les régions.
Le tournage du Diable au Corps débutera le 21 août 1946.
Quant à la supposée non-photogénie de l'acteur, son abondante filmographie permet de s'en faire une idée par soi-même !
Illustrations : © Gallica-Bibliothèque
nationale de France.
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