Une vie bien remplie

Gérard Philipe, dessin au fusain d'après une photo de Sam Lévin

La carrière de Gérard Philipe : 

jalons biographiques

 

N. B. : Les citations notées avec un astérisque* sont tirés de Souvenirs et témoignages, recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy. (Gallimard, 1960). Certains de ces éléments ont été publiés par Gérard Bonal dans sa biographie de référence : Gérard Philipe, Seuil, 1994, puis réédition augmentée, 2009).

 

1922

4 décembre 1922 – Naissance de Gérard Albert Philip à Cannes, dans la villa de ses parents Les Cynanthes, au 14 rue Venizelos. La maison n’existe plus, mais une plaque a été apposée sur l’emplacement par la Municipalité. (voir l'exposition en ligne des Archives Municipales de Cannes.)

Son père, Marcel Honoré Philip, né à Cannes le 27 janvier 1893, est avocat. Sa mère, Marie Elisa Joséphine Jeanne Villette, née le 23 juin 1894 à Chartres, est surnommée « Minou » par sa famille et ses amis. Gérard a un frère aîné, Jean, né en septembre 1921. Les deux garçons seront très proches de leur mère.

Gérard Philip, est un « garçon sage, silencieux* », d’après les souvenirs de sa mère, mais à la vive imagination.

 

1928

Jean et Gérard Philip sont internes au collège Stanislas de Cannes tenus par les Marianistes.

 

1932

Communion solennelle des deux frères. Gérard Philipe marquera par la suite une nette distance avec la religion catholique. (Voir ICI les souvenirs de sa mère.)

 

1939

Juin 1939 – Gérard Philip échoue à la cession du baccalauréat, et doit passer son été à bachoter dans une « boîte à bac », l’Institut Montaigne de Vence.

Septembre 1939 – Il est finalement reçu à la première partie du baccalauréat.

Octobre 1939 – Il rejoint l’Institut Montaigne comme élève interne, en classe de philosophie.

 

1940

Souffrant d’une pleurésie, Gérard Philip devient externe à l’Institut Montaigne. Cette maladie lui laissera une faiblesse qui reviendra le hanter à plusieurs reprises dans sa vie.

 Juillet 1940 – Gérard Philip est reçu au Baccalauréat de Philosophie.

La famille Philip s’installe à Grasse : Marcel Philip devient le gérant d’un hôtel de luxe, le Parc Palace Hôtel.

Lors d’une fête de charité de la Croix-Rouge, Gérard Philip accepte de dire une fable de Franc-Nohain, Le poisson rouge, à la demande de sa mère et de l’organisatrice de l’événement, l’ancienne Sociétaire de la Comédie-Française Susanne Devoyot. On s’accorde à lui trouver du talent. (Ou, selon l’intéressé lui-même, « Vas-y mon petit. Fais du théâtre lui z-a-dit Mme S. Devoyod de la Comédie Française. Ça lui-z-y dirait. », selon sa propre note autobiographique de 1947, passée récemment en salle des ventes.)

Octobre 1940 – Sur les instances de son père, Gérard Philip commence des études de droit : « par correspondance, mais n’aime pas ça » expliquera Gérard Philipe dans la même note autobiographique de 1947. Soutenu par sa mère Minou, il souhaite au contraire devenir acteur. Il dira par la suite, dans une boutade plus sérieuse qu’elle n’en a l’air, qu’il a choisi ce métier pour avoir son nom en gros sur les affiches…

 

1941

En raison de l’Occupation, la zone « nono » (non occupée) attire de nombreux artistes sur la Côte d’Azur. Minou Philip, qui s’est attiré une réputation d’excellente cartomancienne amateure, rencontre le réalisateur Marc Allégret venu la consulter par curiosité. Elle lui parle des souhaits de carrière artistique de son fils.

Marc Allégret fait auditionner Gérard Philip dans un extrait de Étienne, une pièce de Jacques Deval ; pour le tester, il choisit une scène dont la thématique est en écho avec la situation du jeune homme. Allégret est ébloui : « Sous [son] aspect fragile l’énergie et la volonté étaient au premier abord invisibles. Mais lorsqu’il s’animait, elles se dégageaient soudain, vous frappaient au cœur. […] [Il] m’impressionna par une sorte de violence qu’il retenait et qu’on sentait à tout instant prête à bouillonner. […] et je pensais alors que ce jeune homme avait en lui de rares réserves de pureté* ».

« On le coince [Marc Allégret] - On lui demande - … il conseille de travailler ! – Bon », résumera avec humour le comédien, en 1947.

Gérard Philip s’inscrit au cours d’art dramatique de Jean Huet (un ancien assistant d’Allégret) au Centre des jeunes du cinéma à Nice (« Il a de la fougue* » dit Huet, après son audition). Marc Allégret continue à le faire travailler, puis le confie également à Jean Wall, à Cannes. Minou Philip soutient son fils dans sa vocation ; le père finit par céder.

À cette période, Gérard Philip fait la connaissance d’une apprentie comédienne de 15 ans qui ne le laisse pas indifférent, Danièle Girard (qui n’a pas encore pris de nom de Delorme).

 

1942

Gérard Philip fait des lectures publiques pour le Cercle littéraire de Grasse, ainsi que pour divers cercles d’amateurs grassois.

Il auditionne comme « chanteur fantaisiste » à Radio-Nice et se fait retoquer.

Avec les élèves du Centre des jeunes du cinéma, Gérard Philipe auditionne avec la scène 3 de l’acte II de Fantasio de Musser devant Maurice Cloche, pour le film Les Cadets de l’océan. Il n’est pas retenu malgré une intervention remarquée. Parmi les postulants, d’autres jeunes acteurs comme Daniel Gélin ou Jacques Sigurd.

Printemps 1942 – Avec Danièle Delorme, Gérard Philip fait un bout d’essai pour Marc Allégret pour Le Blé en herbe, d’après Colette. Le film ne se fera finalement pas, « la censure refusant le film pour des raisons morales » (Danièle Delorme, citée par Gérard Bonal.) En demeurent des photos et un bout de pellicule restée inédite.

 

Alors que Marc Allégret tourne Félicie Nanteuil aux studios de La Victorine, Gérard Philip y a ses entrées. Il sympathise avec Claude Dauphin. L’acteur l’envoie voir André Roussin et Louis Ducreux qui s’apprêtent à monter la seconde pièce de Roussin au Casino Municipal de Cannes, Une grande fille toute simple. Gérard Philipe est engagé pour jouer Mick. 

 

11, 12 et 14 juillet 1942 – Premières représentations de Une grande fille toute simple, avec Madeleine Robinson et Claude Dauphin. Le débutant qui a adopté un nom de scène changeant (Philippe Gérard, Philippe-Gérard, Philipe-Gérard ou Gérard Philippe), sidère le public. André Roussin se souviendra en 1959 que « Gérard Philipe avait une fougue, une sincérité, une jeunesse bouleversantes. Claude Dauphin qui jouait avec lui m'a dit en coulisses après la représentation : "Le petit m'a fait pleurer en scène, cela ne m'était jamais arrivé". » (source)

Devant le succès, la pièce est reprise en août. Gérard Philip joue également À quoi rêvent les jeunes filles de Musset au Casino.

 

Octobre-novembre 1942 – Tournée de Une grande fille toute simple dans le sud de la France, à Lyon et en Suisse. (Pour tous les détails, voir ce billet.)

À Lyon, Gérard Philip impressionne le metteur en scène Georges Douking qui lui demande de le contacter s’il venait à Paris.

 

31 décembre 1942 – Représentation de Une jeune fille savait, comédie d’André Haguet, au Casino de Nice. Gérard y joue le rôle de Coco. 

En effet, à peine la tournée d’Une grande fille toute simple était-elle achevée que Gérard Philipe était sollicité par les Tournées Rasimi pour jouer un des rôles principaux de cette comédie qui a triomphé à Paris.

Pour l’occasion, Gérard Philip ajoute un « e » final à son patronyme : cela forme donc un ensemble de 13 lettres « porte-chance », selon sa mère. Il insistera tout autant sur le « p » unique, ajoutant à de nombreuses reprises que : « c’est un tique » (sic).

 

1943

Janvier et février 1943 – Une jeune fille savait part en tournée en janvier et février : elle est jouée, entre autres étapes, à Périgueux, Lyon, Roanne, Vichy. (Pour les détails, voir ce billet du blog.)

Svetlana Pitoëff, qui joue le rôle de Corinne, se souviendra de la bonne humeur et du courage de Gérard Philipe lors de cette tournée qui s’effectue dans des conditions très difficiles. 

 

Février 1943 – Gérard Philipe échappe au STO (service du travail obligatoire) grâce à un certificat médical établissant qu’il fait « 65 kg pour 1, 83 m » (Gérard Bonal), séquelle de sa maladie pulmonaire.

Yves Allégret fait tourner une silhouette à Gérard Philipe dans La Boîte aux rêves, film tourné au Studio de La Victorine. (Il apparaît le temps de quelques brèves répliques, au début du film qui ne sortira qu’en 1945: voir ce billet du blog.)

 

Mai 1943 – Gérard Philipe se rend à Paris pour tourner un bout d’essai pour le film Les petites du quai au Fleurs de Marc Allégret, sur un scénario de Marcel Achard.

Durant ces quelques jours de séjour parisien, il se « heurte » par hasard à Georges Douking qui cherchait justement à le joindre : on doit bientôt créer au Théâtre Hébertot une pièce de Jean Giraudoux, Sodome et Gomorrhe, et un rôle reste à pourvoir, celui de l’Ange, pour lequel il serait idéal… Après un essai concluant, son contrat est signé par Marcel Philip, Gérard Philipe étant mineur ; il prévoit que le jeune homme jouera soit l’Ange, soit le Jardinier (solution de repli, le rôle de l’Ange étant très difficile pour un encore débutant).

 

Juin 1943- début septembre 1943 (vers le 8) – Tournage du film Les petites du quai au Fleur à Nice.

Les quatre jeunes actrices voulant toutes être photographiées de face, le personnage incarné par Philipe est souvent de dos à l’écran ! « Si vous voyez mon nez, je veux bien être pendu* », en rit Philipe lors d’une prise de vue.

Durant le tournage, Gérard Philipe partage un logement avec Jacques Dynam qui joue également dans le film, et se lie également avec Henri Alekan, le grand chef opérateur.

Durant le tournage... (Cinémonde n°1330, 1959)

 

Octobre 1943 – La famille Philip quitte Cannes pour Paris. Marcel Philip devient gérant d’un hôtel, Le Petit Paradis, dans le 10e arrondissement : il s’agit plus d’une pension que d’un hôtel de luxe. Ce départ est-il lié à la carrière naissante de Gérard ou aux difficultés paternelles ?


11 octobre 1943 – Première de Sodome et Gomorrhe de Jean Giraudoux au Théâtre Hébertot.

« Dès les premières répétitions, dit Douking, je fus émerveillé de la manière spontanée et de la sûreté avec laquelle il interprétait les moindres suggestions. Le texte prenait tout à coup, par sa voix grave, un style et une vérité extraordinaire. (…) Gérard savait d’instinct discerner l’essentiel et garder la justesse de l’intention, la mettant en valeur dans toute sa plénitude. (…) Je me souviens lui avoir demandé des attitudes et des gestes inspirés des Primitifs italiens. (…)* »

C’est un triomphe personnel (public et critique) pour Gérard Philipe, qui éclipse presque les comédiens confirmés de la distribution telle Edwige Feuillère, Lise Delamare ou Gaby Silvia. Il est une révélation pour le milieu du théâtre parisien. Idylle avec Bernadette Lange, qui joue également dans la pièce.

Gérard Philipe habite au Petit Paradis, où l’ont rejoint de jeunes artistes : Simone Signoret et Yves Allégret, Jacques Dynan, Daniel Gélin, Danièle Delorme, Simone Sylvestre… Il laisse à ses amis le souvenir d’un conteur extraordinaire à la fertile imagination. (Voir la biographie de Gérard Bonal.)

 

Fin octobre 1943 – Gérard Philipe, estimant sa formation incomplète en dépit de son triomphe dans Sodome et Gomorrhe, se présente au concours d’entrée au Conservatoire d’art dramatique avec la scène de Fantasio déjà présentée sur la Côte d’Azur.

Jacques Hébertot reste dubitatif : « Je ne comprendrai jamais pourquoi il est entré au Conservatoire. Je lui avais dit : "Tu n’as rien à apprendre. Tu vas perdre ton temps. Mais il n’écoutait pas." » (Paul Giannoli, La vie inspirée de Gérard Philipe, Plon, 1960.)

Béatrice Dussane fait partie du jury et se souvient : « Il nous a véritablement étonnés. Ce monologue en demi-teinte, extrêmement difficile, plein de mélancolie et d’ironie à la fois, il l’a volontairement terminé en le laissant en suspens, comme un morceau de musique qui ne retombe pas sur la tonique. (…) Il était maigre, dégingandé, la voix encore un peu dure. Mais déjà ce regard… (…) D’un seul regard de l’extrême gauche jusqu’à la droite par où il sortait, il nous a ramassé exactement comme un pêcheur dans son filet ! Dès ce moment, il s’est affirmé comme l’acteur poétique qu’il allait être. » (Citée par Gérard Bonal.)

Résultat ? « 18 voix sur 19 au premier tour. 16 sur 21 au deuxième. » (Ibid.)

Gérard Philipe est admis dans la classe de Denis d’Inès, successeur de Louis Jouvet. L’enseignement de cet éminent sociétaire de la Comédie Française ne lui conviendra pas vraiment. Il assistera aussi, en auditeur libre, à certains cours de Georges Le Roy.

 

Gérard Philipe et Dany Robin, à l'époque du Conservatoire

1944

Janvier 1944 – Gérard Philipe passe un examen du Conservatoire d’art dramatique, avec Quitte pour la peur de Vigny. Mention « très bien ».

 

Février 1944 – Le jeune comédien est peut-être pressenti par la troupe (clandestine) des Jeunes Comédiens Associés pour un spectacle (espéré très prochain) de la Libération comportant quatre pièces de théâtre en hommage aux quatre Alliés. Micheline Presle, Madeleine Robinson, Jean Marais, Bernard Blier, Georges Marchal font partie de l’aventure. (Voir ce billet de blog.)

 

25 (ou 26) mai 1944 – Dernière de Sodome et Gomorrhe au Théâtre Hébertot. Durant tout cette période, Gérard Philipe s’est partagé entre le Conservatoire et les représentations. (Lui succède à Hébertot un Néron de Jean Bacheville.)

 

26 mai 1944 – Gala au Madeleine-Cinéma pour la première des Petites du quai aux Fleurs, au profit du Secours National.

 

27 mai 1944 – Sortie parisienne des Petites du quai aux Fleurs (5 cinémas).

Pour Comœdia, « on est resté en studio pour tourner, non pas, certes, un navet, mais un radis rose. C'est gentillet mais cela ne vaut ni qu'on fasse longtemps la queue ni qu'on risque de manquer le dernier métro » (10 juin 1944).

Dans les dépêches publicitaires publiées par la presse et dans les comptes rendus de presse, le nom de Gérard Philipe n’apparaît pas (ou extrêmement peu, en passant). Il est vrai que son rôle est si épisodique…

 

Été 1944 –Gérard Philipe participe à un récital poétique à la Salle Pleyel ?. (Voir la biographie de Gérard Bonal pour les détails. Cette soirée a peut-être été confondue avec celle indiquée ci-dessous....)

4 juin 1944 – Gérard Philipe participe à un Gala au Théâtre des Champs-Élysées. (Voir ce billet de blog pour les détails et les interrogations.)

 

13-14 juin 1944 – Au Théâtre de l’Odéon, lors d’auditions publiques, Gérard Philipe obtient le second prix de comédie à l’examen de sortie du Conservatoire. Il présente Valentin (Il ne faut jurer de rien) et le monologue de Fantasio. (Rappelons qu’on ne donnait alors les premiers prix qu’aux futurs pensionnaires de la Comédie-Française.)

Pour Le Petit Parisien qui trouve ces prix de comédie « pour le moins déconcertants », « M. Gérard Philip (sic), deuxième prix, est un jeune premier qui plait la première fois qu'on le voit, mais on s'aperçoit par la suite qu'il est bien conventionnel et toujours le même. » (15 juin 1944) Quant à Claude Jamet, il affirme que « M. Philip (sic) m'a déçu, depuis qu'il ne joue plus les anges à Sodome » (Germinal, 23 juin 1944).

D’ailleurs, pour le sociétaire de la Comédie-Française Pierre Bertin, qui fait partie du jury, « (…) Du chiqué ! De la facilité ! Une belle nature qui donnait l’impression de n’en faire qu’à sa tête. C’était exceptionnel mais très anormal. » (Paul Giannoli, La vie inspirée de Gérard Philipe, Plon, 1960.)

 

Été 1944 – Les amis comédiens de Gérard Philipe quittent le Petit Paradis, parfois à la cloche de bois. Il est vrai que certains sont Résistants...

 

(Été ?) 1944   Gérard Philipe joue Les Jours heureux, de Claude-André Puget, dans des conditions difficiles, avec Jacqueline Pierreux.

Cette dernière racontait qu’elle avait été membre d’une « troupe de jeunes dont faisait également partie Gérard Philippe (sic) […]. C’était tout de suite avant la Libération ; nous allions jouer ça dans les salles de quartier, à ciel ouvert, faute de courant, et nous devions pédaler ferme pour être rentrés chacun chez nous, en vélo, avant le couvre-feu. » (Cinémonde, 20 août 1946.)

 

20-27 août 1944 – Prise de l’Hôtel de Ville de Paris. Gérard Philipe se présente, en compagnie de ses amis Michel Auclair et Jacques Sigurd à l’Hôtel de Ville, pour rejoindre les FFI. Durant six jours et six nuits, le jeune comédien devient la « voix » de Roger Stéphane, devenu aphone. Il transmet ordres et consignes qui lui sont soufflées.

Deux certificats signés de responsables des FFI attestent de sa très active participation. Ce blanc-seing lui sera très utile par la suite. (On peut en voir une reproduction dans le numéro des Cahiers de la Maison Jean Vilar : Gérard Philipe 50 ans après…)

 

5 septembre 1944 – Arrestation de Marcel Philip. Il est interné au camp de Saint-Denis, puis à la prison de Fresne. Il restera « onze mois en détention ».

Résolument de droite extrême, membre de la ligue fasciste des Croix-de-Feu, membre du Parti Populaire Français, proche de Jacques Doriot, hôte (forcé ?) des forces d’occupation au Parc Palace, il n’est désormais plus dans le bon camp… (Pour ce qui relève de son dossier à charge et à décharge, se reporter aux recherches approfondies de Gérard Bonal dans la biographie de référence, ainsi qu’à l’article de Gérard Bonal, « Un jeune homme insouciant » dans Gérard Philipe, un acteur dans son temps, Bibliothèque national de France, 2003.)

Ses accointances ont-elles favorisé la carrière de son comédien de fils ? Il est évidemment impossible de l’affirmer et de le prouver ; le talent du jeune homme était d’ailleurs bien suffisant. Mais ce contexte a pu lui être favorable, à son insu. En tout cas, Gérard Philipe ne semble pas d'être ouvertement intéressé à la politique durant l’Occupation ; est-il pour autant aveugle à la situation générale ? De même, on ne sait.

Quelles qu’aient été ses opinions de novembre 1944, il restera loyal envers son père, qui, d’ailleurs, lui a confié Minou. Gérard Philipe a désormais charge d’âme… Le « fils à papa » entre douloureusement dans l’âge adulte.

 

Septembre 1944 – Gérard Philipe fait-il partie d’une des « trois troupes de Comédie » qui « donnent des spectacles dans divers cinémas de Paris et de la banlieue, avec Les Jours heureux, de Claude André Puget ; Monsieur mon mari, d’Eddy Ghislain et L’Heure du berger, d’Edouard Bourdet » ? (France-Soir, 10 septembre 1944.) Rien ne permet de l’affirmer, la pièce de boulevard de Puget (qui n’emploie que de jeunes comédiens) étant très populaire auprès des jeunes troupes pour cette raison même…

 

23 octobre 1944 – Gérard Philipe est admis en seconde année du Conservatoire d’art dramatique dans la classe de Georges Le Roy.

Ce transfert s’est fait sur la demande expresse du jeune homme, après des échanges de courriers acrimonieux entre l’élève récalcitrant, le directeur du Conservatoire Claude Delvincourt et Denis d’Inès. (Voir la biographie de Gérard Bonal.)

En changeant de professeur, Gérard Philipe trouve un maître qui l’épaulera toute sa carrière durant, et un « père de théâtre ».

« (…) c’est à Georges Le Roy que je dois le plus. Il surplombait les auteurs et réchauffait les rôles d’une connaissance psychologique. Il m’apprit aussi à me tenir droit, le jarret tendu, face à la vie, comme un homme bien portant. C’est sans doute grâce à lui que j’ai pu dire, plus tard, les stances [du Cid.] Aujourd’hui encore, quand je sais que Georges Le Roy est dans le public au moment où je joue, j’éprouve une émotion particulière* » confiera plus tard Gérard Philipe.

Son maître laissera un long et passionnant témoignage sur son ancien élève dans le même recueil de souvenirs, spécifiant qu’à l’époque, Gérard Philipe « se révéla d’emblée (…) libre et confiant, distingué comme personne et d’une charmante audace que je n’ai jamais encore vue que chez lui* ».

 

Novembre 1944 – Déménagement : Gérard Philipe a quitté l’Hôtel du Petit Paradis de son père et cohabite avec Jacques Sigurd dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés au 7, rue du Dragon.

Cette nouvelle installation est ainsi présentée rétrospectivement par un magazine de cinéma, Le Miroir des Vedettes, sous forme d’une bluette qui ignore évidemment le drame familial :

« (…) Dans ce quartier tranquille (…) où se sont réfugiés les intellectuels, les artistes et les cinéastes au lendemain de la guerre, Gérard Philipe se défend jalousement de la curiosité des importuns qui, déjà, commencent à le traquer. Souvent, il va se promener sur les quais ou dans les jardins du Palais Royal. Chez lui, il aime à "bricoller" (sic), comme il dit, le poste de radio et le réveille-matin en savent quelque chose. Sigurd et lui, dans l'appartement de la rue du Dragon, mènent une existence à la fois bohème et studieuse. Ils se lèvent bien après le soleil, prennent leurs repas à n'importe quelle heure de la journée, discutent passionnément de théâtre et des livres qu'ils "dévorent" mais travaillent aussi beaucoup. Ils sont, l'un et l'autre, riches d’espoirs et de fantaisie. C’est la période facile et sans soucis de la vie de Gérard Philipe à qui la chance a souri.

Jacques Sigurd, à cette époque, écrivait en parlant de lui :

"Il faut le voir étudier un rôle, chercher un personnage pour comprendre à quel point il aime son métier. Ce métier qu'au début il avait choisi, il l'avoue, par vanité. À ce moment-là, il paraît en proie à une idée fixe, rien d'autre ne compte que son travail, il ne s'occupe plus de personne. Ce qui lui fait faire les pires gaffes, le met parfois dans des situations impossibles dont il a toutes les peines du monde à se sortir par la suite, le brouille avec ses relations. Aussi passe-t-il souvent pour distrait ou mufle, ce qui est faux." » (mai 1948).

 

Les deux compères seront adeptes de nombreux canulars téléphoniques. Gérard Philipe se fera également remarquer, dans son cercle amical, par sa capacité de conteur. (Voir aussi ICI.)

 

10 novembre 1944 – Générale de la pièce de Marc-Gilbert Sauvajon Au Petit Bonheur, au Théâtre Gramont. La pièce s’était tout d’abord nommée Le jeu de Martine.

On trouvera sur ce blog une présentation de la pièce avec le fac-similé du programme de salle ainsi qu’une revue de presse détaillée.

 

22 décembre 1944 – Gérard Philipe participe à une matinée poétique sur le thème « Poètes prisonniers », au Théâtre Édouard-VII, avec Georges Marchal et Jacqueline Arlet. La soirée est présentée par Pierre Seghers. (Gérard Philipe enregistrera plus tard pour ce dernier plusieurs disques de poésie.)

 

 

1945

 

Janvier 1945 – Examens du Conservatoire d’art dramatique. Gérard Philipe présente Octave, dans un extrait des Caprices de Marianne, de Musset. Il rejouera le rôle avec le T.N.P. en 19459.

 

En fin de mois, les répétitions de la pièce de René Laporte au Théâtre des Mathurins ont déjà commencé.

 

5 janvier 1945 – En fin d’après-midi, Gérard Philipe participe à une matinée poétique sur le thème « les poètes d’Amérique », au Théâtre Édouard-VII, avec Georges Marchal, Reybas, et Catherine Arley.

 

22 janvier 1945 – En fin d’après-midi, Gérard Philipe participe à un « gala musical et poétique » consacré à Jean de La Fontaine, organisé par Hubert Gravereaux au Salon de La Raucourt, rue du Mont-Thabor. Sont aussi présents Roger Luchesi, Annie Maurelle et Lise Delamare (de la Comédie Française). (A-t-il participé à d’autres galas de la même série ? Ils se tenaient les 2e et 4e mardis de chaque mois.)

 

3 mars 1945 – Première de Fédérigo, pièce de théâtre de René Laporte, au Théâtre des Mathurins. (Présentation, synopsis de la pièce et extraits des scènes de Gérard Philipe dans ce billet de blog.)

Gérard Philipe partage l’affiche avec Maria Casarès, bien qu’ils n’aient aucune scène ensemble. Son personnage de Prince blanc, un messager céleste, a été inspiré au dramaturge par l’ange de Giraudoux : bien que taillé sur mesure, le rôle cantonne le jeune comédien dans un emploi spécifique.

Le redouté Jean-Jacques Gautier, chroniqueur dramatique du Figaro, note : « Quant à M. Gérard Philippe ("L’Ange" de "Sodome et Gomorrhe") : Je n’ai jamais vu tant de grâce sur une scène. » (7 mars 1945). Pour G. Joly, « Le bon ange, Gérard Philippe (sic), descend tout droit du septième ciel : il en a l'habitude. » (L'Aurore, 9 mars 1945.) De même, Pierre Lœwel pense que le jeune comédien « est la grâce même » (Les Lettres françaises, 17 mars 1945). Pour une revue de presse plus complète, voir ce billet de blog.

 

Durant la série de représentations, Gérard Philipe est contacté par le réalisateur Georges Lacombe qui a pensé à lui pour Le Pays sans étoiles.

 

27 mai 1945 – Dernière de Fédérigo.

Les comédiens donneront après cette représentation, une ultime représentation privée pour le père de Maria Casarès, récemment arrivé en France et qui n’avait pu la voir jouer.

 

Juin 1945 – Épreuves de sortie du Conservatoire d’art dramatique.

Gérard Philipe ne s’y est pas présenté, « étant retenu loin de la rue du Conservatoire par d’autres engagements » (Ce soir, 27 juin 1945), c’est-à-dire le futur tournage du Pays sans étoiles.

 

11 juillet 1945 – Sortie parisienne de La Boîte aux rêves.

Pour La Dépêche de Paris (19 juillet 1945), « dès les premières images, on pressent le navet […] Mais le petit navet persillé, mijoté qu’on entrevoyait se transformer de minute en minute en un légume monstrueux, en un rutabaga-phénomène, et il ne reste plus au spectateur que la ressource d’une fuite précipitée… » Gérard Philipe, qui n’y joue qu’une brève et très mince silhouette, n’est pas mentionné dans les comptes rendus.(Pour d'autres comptes rendus, voir ICI.)

 

Juillet-août 1945 – Tournage du Pays sans étoiles, film de Georges Lacombe d’après le roman de Pierre Véry.

Le rôle de Gérard Philipe est central, mais de « second plan » par rapport aux rôles incarnés par Jany Holt et Pierre Brasseur, mis en avant dans la promotion.

 

Pendant le tournage, Gérard Philipe apprend que Jacques Hébertot va monter le Caligula de Camus. Ayant lu la pièce (c’est Jacques Sigurd qui la lui avait fait connaître), il souhaite à toute force jouer le rôle.

Il se présente spontanément chez Hébertot :

« […] Je lui exposai […] le but de ma visite :

 Mais mon petit, me dit-il, tu n’y penses pas ! Qu’est-ce que tu voudrais être dans cette pièce ?

— Caligula.

Il se récria :

— Mais tu es un ange, pas un démon !

— Permettez-moi au moins d’essayer.

— Je regrette, ce n’est pas possible, Caligula est engagé. Ce sera Henri Rollan.

— Bon. Mais, le cas échéant, pensez tout de même à moi, si vous faites une tournée, par exemple.

Quatre jours après, Henri Rollan attrapait une insolation en Afrique et devait renoncer au rôle. Je vais voir Camus qui se déclare d’accord pour que je le reprenne. Et je suis engagé par Hébertot », racontera-t-il à Ciné-Révélation (24 mars 1955, cité par Gérard Bonal, op. cit).

 Il passe donc des auditions et est retenu.

 

Septembre (?) 1945 – Louis Jouvet fait passer une audition à Gérard Philipe pour jouer un tout petit rôle dans La Folle de Chaillot. Cette offre n’aura pas de suite.

 

26 septembre 1945 – Première de Caligula, d’Albert Camus.

Jacques Hébertot a fait le bon choix : le triomphe est immense, tant pour la pièce que pour son interprète principal. Gérard Philipe a définitivement gagné ses galons d’immense comédien. (Les échos sont même internationaux, comme le prouve cette chronique de Variety.)

 

Gérard Philipe manifeste son désir de jouer Hamlet.

 

Marcel Carné envisage de tourner Le rendez-vous, avec Jean Gabin, Marlène Dietrich et Gérard Philipe. Le film ne se fera pas.

 

22 octobre 1945 – Par courrier, Gérard Philipe démissionne du Conservatoire d’art dramatique ; démission entérinée le 31 octobre.

Sa carrière est suffisamment lancée et son expérience assez grande pour pouvoir se passer de cet enseignement.

 

Novembre 1945 – On apprend par la presse que Gérard Philipe incarnera le Prince Muichkine en place de Jean-Louis Barrault dans L’Idiot réalisé par Georges Lampin.

 

Décembre 1945 – Gérard Philipe commence à tourner L’Idiot durant la journée, continuant de jouer Caligula le soir.

De cette expérience, il dira : « […] quand je jouais Caligula de Camus […] je tournais dans la journée L’Idiot. Pour supporter la fatigue physique, je mangeais beaucoup, et quant à l’équilibre nerveux, l’opposition des deux rôles m’a aidé. » (Cinéma 56, reproduit dans Gérard Philipe par Georges Sadoul, Seghers, 1967, p. 126.)

 

24 décembre 1945 – Marcel Philip est condamné à mort par contumace. Avant sa condamnation, il s’est toutefois dirigé vers l’Espagne où il débute une nouvelle vie, avec l’aide de son fils Gérard. (À ce sujet, voir la biographie de Gérard Bonal et le dossier additionnel issu des archives familiales et reporté dans la réédition de 2009.)

 
 

À suivre…

 

Illustration : portrait au fusain de Gérard Philipe, d’après une photographie de Sam Lévin, prise durant le tournage de La beauté du diable (1949).